Journal du conteur

Quand ils n’ont pas les yeux fermés…

Quand ils n’ont pas les yeux fermés, les rêveurs regardent le ciel, et avancent au hasard, sans savoir où, sans rien pouvoir faire d’autre. Tant qu’ils étaient rares encore, on avait pitié d’eux, on les recueillait, on leur faisait raconter (ou inventer, ou vivre, difficile à dire) leurs rêves en public, lors de séances qui avaient autant la faveur des médecins que des enfants et où ils gagnaient à leur insu le peu d’argent nécessaire à leur entretien. Mais ils sont devenus trop nombreux. Inutiles et malsains, enfermés dans leur tête, ils sont désormais pourchassés. Les repérer est difficile car leur errance peut les avoir menés n’importe où, mais une fois trouvés on n’a qu’à les ramasser, comme du bois mort, ils n’essaient jamais de s’enfuir. Alors la rééducation commence. L’attrapé, on le tabasse, on torture son corps pour le lui faire sentir de nouveau, comme quand il était enfant et que son corps existait encore dans sa tête. On lui attache solidement bras et jambes et on l’allonge dans le grand champ avec tous les autres, ventre contre terre, le nez dans l’herbe, boueuse à force d’être piétinée, et sur son dos, pour l’empêcher de se retourner, on pose une lourde pierre. On l’étend sur une fourmilière, pour le forcer à ouvrir les yeux sur ce qui le ronge en bas. On lui apprend à regarder le sol.

Celui qui parvient à se retourner, qui lève de nouveau vers le ciel un visage soudainement éclairé, et qui par ce faire se révèle incurable, on l’embroche sans sommation. La douleur n’altère pas ses traits, son faciès mortuaire montre une béatitude admirée mais pas enviée. On prélève de lui tout ce qui peut être transplanté ou cultivé (parfois on ne les maintient en vie qu’en tant que vivants donneurs d’organes) puis, si ses restes ne servent pas de nourriture aux animaux du zoo ou aux détenus des prisons, pour le punir dans l’infini on l’enterre allongé sur le ventre.

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