Journal du conteur

C’est un petit bonhomme très vieux…

C’est un petit bonhomme très vieux, toujours sur mon épaule, assis à balancer les jambes, ou debout agrippé à mes cheveux. Il me chuchote parfois à l’oreille, personne d’autre n’entend ce qu’il me dit ni ne le voit. Il observe tout ce que je fais, il me dit : « Attention ! Tout ce que tu fais, c’est ce dont je me désole ou m’enorgueillis… » Sa présence et son action m’oppressent ; s’il est trop dur, trop silencieusement réprobateur, il me paralyse, je ne peux rien faire et lui n’a plus rien à voir, et il disparaît donc. Pendant quelques jours je m’en réjouis, mais vite je comprends que sans lui je suis abandonné même au milieu de mes proches : abandonné par le meilleur de moi-même. Jusqu’à l’instant où, soulagé, je sens de nouveau sur mon épaule le fardeau de son regard constamment scrutateur. Souvent je voudrais tourner la tête vite, extrêmement vite, vite au point de me surprendre moi-même, pour le surprendre lui sur mon épaule, épiant tous mes actes ; mais j’ai beau essayer, je ne vais jamais assez vite : à chaque fois il a le temps de se cacher, de rentrer dans ma tête. Non pas que je veuille voir son visage : je sais qu’il a le mien. Mais si seulement une seule fois je pouvais le regarder dans les yeux, face à face… peut-être, alors, ne ferions-nous, de nouveau, comme au temps de l’enfance, plus qu’un ; résorbé, l’abîme qui m’a coupé en deux, mais ça n’arrivera sans doute qu’à la vieillesse, après la vie : si je vis assez vieux, je pourrai alors déballer, trier, juger, valider ou pas tous mes souvenirs comparés à ses rêves.

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