Journal du conteur

Dans ma jeunesse, j’ai quitté mon village…

Dans ma jeunesse, j’ai quitté mon village des confins, et je me suis dirigé sans hâte — il me fallait économiser mes forces — vers le centre de l’empire, vers la capitale, là où plus d’événements surviennent en une journée qu’au village en une vie. Maintenant je suis à la porte de l’empire, il m’a fallu toute une moitié de vie pour arriver là, et je ne sais même plus pourquoi je venais. Chaque matin avant l’aube je prends place dans la queue déjà longue des entrants ; je suis un des premiers pourtant. En attendant mon tour, j’observe le grouillement de la ville, le pullulement constant des hommes, des animaux et des machines par les portes toujours grandes ouvertes pour laisser passer les voyageurs, les marchands, les immenses véhicules remplis à ras bord de provisions venues parfois de l’autre côté de la terre. Presque tout le monde peut entrer. Mais invariablement, quand vient mon tour, le garde qui est à ce moment de service — ils sont quatre, et se relaient — me toise de toute la hauteur de sa jeunesse, moi voûté par les ans et la dureté de la vie errante qui a été la mienne, et sans dire un mot, d’un geste aussi méprisant qu’il en est capable, un geste majestueux quoique ridicule, il me renvoie. Alors je fais demi-tour, je longe la queue maintenant immense sous les regards effrayés ou compatissants, et je viens me placer à son extrémité, le dernier des derniers. Ma journée s’écoule ainsi, d’ordinaire je suis refusé trois fois.

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