Journal du conteur

Le mur de la loi

L’homme, qui s’est porté volontaire, pénètre dans le labyrinthe, à la recherche du mur de la loi. Comme à chaque tentative, le peuple s’est massé là, un peu à l’écart ; on encourage l’homme par des chants, des fanfares dont on espère qu’il reçoit des échos ; on patiente, en montrant du doigt le mur de la loi aux enfants qui viennent ici pour la première fois. Mais les enfants ont du mal à le repérer, au milieu des murs innombrables que les hommes ont élevé tout autour de lui, au fil du temps, pour y graver les modifications, les commentaires à la loi. Les adultes eux-mêmes s’y trompent souvent, car ces autres murs sont presque aussi hauts que lui. Et même si on ne confond pas le mur de la loi, d’ici on ne peut évidemment rien y lire ; pour cela, il faudrait parvenir au centre du labyrinthe que ces murs ont fini par former et qui empêche depuis déjà longtemps l’accès à la loi, mais personne n’en est jamais revenu. En attendant, on rêve aux temps immémoriaux où le mur de la loi devait être accessible, où chacun pouvait marcher droit jusqu’à lui et y lire la loi.

Comme il n’y a rien à voir — l’avancée de l’homme est masquée par les hauts murs — on se lasse rapidement. Au bout de quelques jours les familles commencent à s’en aller. Finalement il ne reste plus qu’une délégation, au cas improbable où l’homme serait le premier à ressortir du labyrinthe, et ramènerait la loi. On sait d’ailleurs très bien que cela ne servirait à rien : comment faire confiance à la seule parole d’un homme ? De lui, on n’attend pas la loi, mais seulement la carte du chemin qui y mène.

Les mois, les années passent, et l’homme avance toujours, tirant son chariot de provisions et ses bidons d’eau de pluie au long des couloirs interminables. La végétation s’est répandue dans le labyrinthe, et ralentit sa progression, mais l’homme a de toute façon cessé de se presser. Quand une paroi émerge entre les branches et les feuilles, il s’arrête souvent pour lire les commentaires à la loi ; il y passe aussi ses soirées, à la lueur des astres, comprenant rarement ce qu’il lit faute de connaître ce qui est commenté, qu’il essaye en vain d’inférer. Une fois, il reste plusieurs semaines dans la fièvre et le délire. Il croit mourir, mais il se remet finalement, et peut reprendre sa quête. Pendant la maladie, ses cheveux ont blanchi ; la moitié de ses dents sont tombées, mais il n’en a pas besoin pour manger les fruits, gober les œufs d’oiseaux et les larves qui sont toute sa nourriture depuis longtemps, ses provisions initiales n’ayant duré que quelques mois. Avec le temps, l’homme faiblit, et va de plus en plus lentement. Il passe désormais la majeure partie de ses jours à observer les bourgeons, les insectes et oiseaux qui pullulent, sous les frondaisons qui masquent le ciel. Brisé par l’attente, il perd le peu d’entrain, le peu de courage, le peu d’espoir qu’il lui était resté, et n’avance plus que par habitude ; il ne pense pas à faire demi-tour, comme si la possibilité n’en existait pas, comme si le labyrinthe était devenu pour lui le monde. C’est donc par hasard, non par obstination, par perspicacité, que l’homme atteint finalement le mur de la loi.

Il le reconnaît, au centre d’une place dégagée, plus haut que les autres. Comme les rayons du soleil tombent en plein sur le mur et l’aveuglent, comme les années, les nuits passées à déchiffrer les caractères minuscules des commentaires à la loi ont troublé sa vue, l’homme doit s’approcher très près du mur pour discerner le détail de sa surface. Nez contre la pierre, il le balaye du regard. Les yeux levés il ne peut que se rendre à l’évidence : le mur est nu, lisse comme la paume dont il le caresse par un vain acquit de conscience. La lettre au moins de la loi, n’existe pas ou plus.

Affaissé tout à coup, accablé, l’homme rampe jusqu’au tas des cadavres de ses prédécesseurs, qu’il aperçoit maintenant dans un coin. Il s’allonge parmi eux et succombe rapidement.

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