Journal du conteur

Après le pique-nique…

Après le pique-nique, ils vont se promener tous les deux, ils s’éloignent des autres, qui digèrent en somnolant ou bavardant, ils s’enfoncent dans la jungle en quête de solitude. Sous les grands arbres au couvert impénétrable, parmi les cris des oiseaux, les bruissements et mouvements des feuilles et des animaux partout, ils se sentent pourtant seuls. C’est le moment tant attendu : ils se découvrent leur amour mutuel.

Mais tout autour, des branchages emmêlés, des buissons inextricables, des interstices entre les lianes, de la cime des arbres — de chaque infime trou, les milliers, les millions d’yeux immobiles, les observent, sans ciller, de leur prunelle concentrée, de leur unanime iris rouge.

Ils ont l’impression que leur amour découvert s’étend jusqu’aux limites de l’univers entier, l’englobe et l’unifie : si on leur en avait parlé, pour rien au monde ils n’auraient voulu croire aux yeux, innombrables et serviles. Ils auraient dit que cet instant était justement le premier, le seul de leur vie où les yeux montraient leur paupière fermée, s’évanouissaient, regagnaient les profondeurs aveugles.

Mais les yeux continuaient à les observer, ne les quittaient pas, et c’est par leur intermédiaire infaillible que les autres, voyant rentrer le nouveau couple qui pourtant se gardait bien de s’afficher tel, surent, sans savoir comment, ce qu’il en était.

130