Journal du conteur

Dans notre communauté, la solidarité…

Dans notre communauté, la solidarité est discrète. Si deux d’entre nous se rencontrent par hasard en voyage à l’étranger, ou même dans une autre ville, il y a peu de chances qu’ils se reconnaissent, à moins qu’ils soient des amis, des voisins. Dans la plupart des cas, il faudrait que le hasard les amène à bavarder pour qu’ils se découvrent la même appartenance. Le hasard ? Le hasard seul ? Ne peut-on supposer qu’une certaine connivence tacite, un certain air, une certaine manière de regarder, de sourire, d’agir les pousseraient l’un vers l’autre ? Peut-être pas. Notre communauté est largement conventionnelle. On peut la quitter facilement. Pour l’intégrer la bonne volonté suffit, même si la proximité physique est une quasi-nécessité de fait, sans être toutefois une condition suffisante. Elle est difficile à définir, difficile à expliquer aux étrangers. Elle est une somme de petits riens. Sa fragilité est patente, et sa résilience n’est sans doute que moyenne. Rien en elle de sacré, rien de monumental ; elle pourrait disparaître sans laisser autre chose de tangible que quelques témoignages. Ses membres se disperseraient et mèneraient là où le hasard les aurait portés une vie quelconque, les plus courageux, les plus magnétiques essayant de recréer autour d’eux une communauté semblable, sans toujours y parvenir, tant les conditions nécessaires à notre communauté, sans être aucunement rares prises indépendamment, sont difficiles à réunir, aussi bien sous tes pieds que dans ton cœur. Les tentatives ne manqueraient pourtant pas, car l’absence de la communauté serait sentie comme une perte immense ; et parmi nous les gens entreprenants sont nombreux, même si pour ma part je n’en suis pas. Ce sont eux qui la font croître, qui la rendent toujours plus légère et intégrée à la fois ; tandis que ses membres plus indolents, plus timorés, comme moi, se contentent, par leur travail discret mais constant d’entretien — qui n’est pas autre chose que leur vie quotidienne —, d’assurer son assise. Elle profite à tout le monde, pas seulement à ceux qui se sentent ou se déclarent y appartenir. Mais comme elle n’est pas brillante, elle n’attire que ceux, certes de plus en plus nombreux, qui, consciemment ou non, la cherchaient déjà. Combien pourra-t-elle en accueillir sans perdre sa gracilité nécessaire ? Pourrait-elle intégrer, de proche en proche, le monde entier ? Nul ne le sait. Nous l’espérons pourtant, car il aurait ainsi, croyons-nous, de meilleures chances de se survivre. Pour favoriser cette éventualité, nous ne pouvons cependant rien faire d’autre que cultiver notre communauté.

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