En substance, cette histoire que mon grand-père…
En substance, cette histoire que mon grand-père, paysan quelconque, racontait :
« D’abord, les hommes avançaient tous ensemble, de front, main dans la main, ligne droite comme un horizon marin. Quand nous les voyions arriver, descendre les montagnes, c’était comme une avalanche uniforme, un immense raz de marée, mais que nous voyions sans crainte, avec gratitude au contraire. Mais au fil des générations les différences, d’abord indiscernables, sont apparues : les hommes allaient plus ou moins vite ; certains ne pouvaient suivre le rythme que d’autres refusaient de ralentir ; ils s’écartaient les uns des autres d’une distance supérieure à celle que deux bras tendus pouvaient résorber, et la ligne unique, unanime, s’est étirée, pointillée, finalement brisée. Elle est devenue une file. En tête, les plus rapides, les plus endurants, les plus déterminés, ceux qui tiraient à marche forcée l’humanité vers on ne savait quoi, on ne savait où. Derrière, ceux, tout aussi résolus mais de moins en moins endurants et rapides, qui s’accrochaient aux premiers pour ne pas se laisser distancer ; ensuite s’étirait à perte de vue la colonne des hommes allant chacun à son rythme, jusqu’à la queue effilochée où quelquefois l’un d’eux s’arrêtait pour adoucir ou abréger l’agonie d’un congénère avant de repartir sans hâte mais sans hésitation. Quand nous les voyions revenir, nous étions encore émus, comme par un grand coup de tonnerre, nous pensions : « tiens, voilà les hommes », c’était absurde, que sommes-nous donc mais c’était ainsi, nous pensions toujours « les hommes, voilà les hommes » et c’était un émerveillement, tout le monde s’endimanchait pour les voir passer, et nous nous découvrions avec respect, et nous faisions semblant de ne pas remarquer le regard vide ou dur, la lassitude, les haillons, la poussière et la boue… Il n’y a pas si longtemps, il arrivait encore qu’un des jeunes du village, sans autre espoir ici qu’une aride vie de travail agricole, se laisse fasciner et les rejoigne, mais la plupart rentraient quelques jours ou quelques semaines plus tard. Ils n’aimaient pas en parler ; nous savons qu’ils étaient gravement déçus, mais nous n’avons jamais été sûrs si c’était d’eux-mêmes, parce qu’ils n’arrivaient pas à suivre, ou si c’était par les hommes, par ce qu’ils avaient vu ou fait parmi eux. Inversement, il arrivait aussi, quelquefois, qu’un découragé de la queue, distancé, s’arrête, à bout, et reste chez nous. Difficile d’en tirer quelque chose, mais l’ouvrage ne manquait pas, nous ne les laissions pas mourir de faim, ça faisait des garçons de ferme. Le temps passait, et les hommes continuaient à revenir régulièrement. On disait qu’on peut espérer les voir deux fois dans une vie, comme la comète de Haley. Mais à chaque passage, la file était plus maigre que la fois précédente. Nous autres les sédentarisés nous les regardions passer le cœur serré moins par leur misère que par leur échec, qui est aussi le nôtre. La dernière fois qu’on les a vus passer — j’étais petit —, ce n’était plus qu’une bande de va-nu-pieds crasseux, brûlés, aveugles, inaccessibles. Maintenant c’est fini, c’était sans doute la dernière fois qu’elle passait, la flèche autrefois si majestueuse, si prometteuse de l’humanité en marche, la plus belle utopie. Il n’y a plus désormais, hors les sédentaires, que des errants solitaires. De temps en temps on en voit un qui passe par ici. Celui qui a l’air perdu demande rarement son chemin ; celui qui avance vigoureusement ne nous dupe plus : ça ne veut pas dire qu’il connaît le chemin, ou s’il le connaît, il n’est que pour lui. Seuls certains enfants se laissent encore attraper, voudraient partir avec lui, et lui font du moins un bout de conduite ; gentil ou pas, il finit par les chasser, les renvoyer chez eux, comme on chasse le chien errant, le chien perdu qui vous a élu pour maître et vous suit éperdument ou benoîtement. Un comme ceux-là, au début il aurait tiré les autres, pointe de la flèche de l’humanité : maintenant ils ne tirent plus qu’eux-mêmes, et ça semble souvent déjà presque trop lourd. »