Journal du conteur

Gueule de bois

Il ouvre les yeux. Aussitôt le dégoût le contraint à les refermer un moment. Le dégoût du monde, de la nature, du soleil, de la vie sans l’ivresse. Par le dos de ses mains, il prend conscience qu’il est couché dans une herbe rase et sèche, ce que son nez bientôt lui confirme. Il ne se souvient pas quand il est venu là. Comment, ce ne peut être qu’à pied. Il rouvre les yeux, se relève sur un coude : autour de lui d’autres dormeurs émergent de la même hébétude, et sur leurs traits il remarque le même accablement de se trouver là, soi, vivant, après l’extase collective de la nuit. Soudain il comprend d’évidence ce qu’il a entendu la veille (mais de la bouche de qui ? impossible de s’en souvenir) : « Le premier bien est de n’être pas né, le second de mourir vite. » « Qu’est-ce que j’attends pour me jeter de la falaise, alors ? » Il ouvre son couteau. « Ou pour m’égorger ici, maintenant ? » Il se sent de mieux en mieux. Il sait qu’il ne le fera pas ; ce n’est qu’un jeu. Le dégoût est passé. Il est heureux de voir le soleil, la mer au loin en bas, la végétation basse et sèche, d’entendre striduler les cigales.

Il voit sur le visage de ses compagnons qu’ils passent par les mêmes étapes que lui. Les couteaux se referment et se rempochent un par un. Rattrapés par leur gueule de bois, quelques-uns vomissent, d’autres gémissent. Il se lève, titube entre les flaques de vomissure sèche ou fraîche, que les mouches, réveillées elles aussi, attaquent de grand appétit. C’est ce constat qui le fait vomir à son tour, et regretter, non pas d’être né ni encore vivant, mais seulement d’avoir trop bu cette nuit. Entre deux haut-le-cœur, il se dit, comme à chaque fois : « Si seulement l’extase collective n’avait besoin que de musique ! » Mais il reconnaît aussitôt que pour la plupart, dont lui-même, elle est impossible sans que l’alcool ne dissolve cette limite individuelle qui habituellement est autant rempart que prison. « Le premier bien, plutôt : aimer tout le monde ; le second : ne pas avoir peur d’autrui » pense-t-il vite, sans réfléchir et désespérément, ses lèvres essuyées, en cherchant, courbé comme un vieillard, de l’eau pour se rincer la bouche.

Quelques-uns ont rampé jusqu’au bord de la falaise. Il en voit certains vomir dans le vide, mais la plupart se contentent de regarder la mer en contrebas. Il ne craint pas que l’un d’eux se jette dans le vide : si quelqu’un l’avait voulu, c’est la veille au soir qu’il l’aurait fait, en chantant ; et celui-là aurait été près de les entraîner tous après lui. Mais il a peur que l’un d’eux, mal dégrisé, glisse et tombe. « J’en suis encore loin, pense-t-il, j’en suis encore à avoir peur pour autrui. Du moins quand je suis en sécurité. Où est cette fichue gourde ? »

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