Sur le chemin ancestral…
Sur le chemin ancestral, sec, tassé, lissé sous les pas humains et non humains, nous longeons la forêt, en file indienne. Silencieux, nous scrutons sa profondeur. La densité de la forêt ne permet à nos regards que de s’enfoncer de quelques mètres. Nous avons peur, sans raison, comme les enfants ont peur du noir. Nous ne nous pressons pas pour autant. Nous mesurons nos gestes, allégeons nos pas, échangeons en chuchotant des « Tu l’as vu ? », des « Qu’est-ce que c’était ? » qui se résolvent invariablement dans l’envol d’un gros insecte ou l’avertissement d’un oiseau, sentinelle effrayée — notre discrétion est toute relative, il y a bien longtemps que nous n’avons plus la chasse dans le sang (depuis à peu près aussi longtemps qu’il n’y a plus rien à chasser, disent les mauvaises langues).
Aucun de nous n’éprouve l’envie d’entrer dans la forêt, bien que nous sachions tous que les seuls risques qu’on y court sont les morsures d’insectes et de serpents et surtout l’égarement. Dans les deux cas, la prudence suffit à réduire la malchance au minimum. Mais ce qui nous retient n’est pas la peur de morsures éventuellement mortelles ou la méfiance envers nos moyens d’orientation, mais la conscience confuse que nous n’avons rien à faire là, que cet endroit n’est pas pour nous, que nous y serions des intrus, malvenus bien qu’ignorés ou fuis le plus possible. Nous n’y serions pas à notre place ; et la place que nous pourrions nous y faire — à coups de machette pour commencer —, demanderait des générations d’adaptation pour ne plus être usurpée. Nous la longeons, nous l’observons de loin, du bord, nous respectons la frontière effrangée que marque son orée, trop rectiligne pour ne pas être un artefact. Dans ce seul effleurement, nous trouvons l’occasion d’un contentement dans lequel des générations de guides nous ont inculqué à goûter l’un des sommets de la vie émotionnelle.
Le chemin peu à peu s’écarte et bifurque vers nos terres cultivées. Dans notre dos, nous jetons un dernier coup d’œil à ce dehors où nous n’allons pas mais dont la présence, comme celle de papillons dans nos jardins, nous rassure ; à cette extériorité radicale que nous voulons conserver telle, au prix d’une enceinte s’il le fallait ; à cette altérité qui elle aussi, de ses yeux et oreilles innombrables, sûrement nous observe et nous écoute de loin, avec une méfiance et une crainte que nous comprenons et approuvons. Rentrés dans nos maisons, par nos fenêtres nous voyons parfois le vent agiter les hautes frondaisons de la lointaine forêt, et nous nous remplissons alors de gratitude pour ceux de nos ancêtres qui ont décidé et imposé que nous soit épargnée la responsabilité inexorable et écrasante de devoir recréer, pour la rendre au hasard, une nature tierce, vive, aussi diverse et profuse que le permettent sol et climat, indifférente jusqu’à l’hostilité, circonscrite et pourtant englobante.