Journal du conteur

Homme un

Il tend ses bras et regarde ses mains. Par instants le soleil y brille si fort qu’il en est aveuglé. Mais cela ne dure jamais longtemps ; il lui faut une certaine concentration, une certaine focalisation du regard le plus cultivé pour qu’il puisse se voir en ses mains comme en un miroir ; ces conditions lui sont rarement réunies, la plupart du temps il voit ses mains comme n’importe qui, grandes araignées griffues de chair aux tendons saillants. Tellement rare qu’il n’a jamais pu se mirer vraiment, à son aise, dans ses mains. De même qu’il n’a jamais pu qu’entrapercevoir le monde à travers son abdomen ; car pour voir à travers soi il lui faut aussi, comme pour se voir en soi, certaine concentration et focalisation du regard et de l’esprit cultivés à l’extrême, très rarement réunies. Une fois, une seule fois, il a vu, éberlué, comme en rêve, comme un mirage, halluciné, à travers lui. À force d’écarquiller les yeux, à force de se pencher pour s’approcher et voir plus près, il a été près de passer à travers lui. Ç’aurait été l’atteinte du salut — mais impossible aux hommes. Et tout à coup ses muscles abdominaux lui ont sauté aux yeux, son dos s’est redressé comme un ressort, et ses larmes ont coulé. C’est alors qu’il s’est le mieux vu, à travers ses larmes, en ses mains, qu’il s’est vu en elles comme il ne s’était jamais vu et comme il ne s’est plus jamais revu depuis : un et deux à la fois.

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