Journal du conteur

La rue était en travaux…

La rue était en travaux. Il le savait pour l’avoir empruntée souvent depuis quelques mois. Mais cette fois-ci les travaux étaient soudainement presque finis : tous les trous emplis de canalisations dans lesquelles un homme pourrait passer avaient été rebouchés, et un gros ouvrier, au volant d’un engin muni d’énormes cylindres en guise de roues, s’employait à aplanir la chaussée. L’engin reculait, et la marche arrière, par mesure de prudence, s’accompagnait d’une sirène horripilante. Le jeune homme s’avançait, distraitement, vers l’engin qui, ayant inopinément inversé sa course, avançait rapidement vers lui. Le jeune homme s’écarta, et se sentit affreusement coupable. Comme si le fait qu’il ait été près de gêner le conducteur, et par conséquent la marche des travaux publics, avait constitué une entrave à la croissance de l’humanité entière. Il sentait qu’on le blâmait, dans la rue ; chaque piéton se retournait sur son passage et lui jetait un regard mauvais ; les enfants ricanaient ; les vieilles femmes, peureuses, s’écartaient de lui en serrant fortement leur sac à main contre elles ; les hommes, enfin, les hommes grands et forts, courageux, le toisaient dédaigneusement. Il était la lie de l’espèce, une tare invisible mais très sensible le marquait inexorablement, et chaque membre sain de l’espèce ne pouvait pas ne pas sentir, en le voyant, qu’il n’aurait pas dû, à la naissance, être laissé en vie. Maintenant c’était trop tard, il gâchait leur vie, par sa seule présence il leur rappelait la dégénérescence qu’ils craignaient tous. Il faudrait le tuer ; ou mieux : qu’il se tue lui-même. Oui, c’était sans doute cela qu’on attendait, la raison pour laquelle personne n’avait encore pris une pelle pour l’en décapiter à la satisfaction générale, au milieu des travaux, jetant son corps parmi les canalisations avant de reboucher les trous… On attendait qu’il épargne cette peine aux autres. C’était lui le responsable : elle lui incombait ; à lui de réparer l’erreur des accoucheurs. Tous les regards le lui hurlaient : tue-toi !, supprime-toi !, fais-le pour nous !, pour le bien de l’espèce, pour sa pérennité.

Heureusement qu’il était célibataire ; dans le cas contraire, ils n’auraient probablement pas attendu son bon vouloir, et seraient déjà passés à l’action. Un petit groupe, une nuit, dans son appartement. Trois coups de couteaux, ses cris étouffés par son oreiller… tout était fini, personne n’avait rien entendu, personne n’en saurait jamais rien.

Il atteignit le bâtiment de son employeur, entra, et, assis dans la chaleur des machines parmi ses collègues indifférents, sa liste de tâches sous les yeux, il se calma. Il pourrait peut-être continuer à vivre.

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