Journal du conteur

Il était seul, ignoré de tous…

Il était seul, ignoré de tous, il pouvait faire ce qu’il voulait : qu’importe. Il n’avait le pouvoir de nuire qu’à quelques-uns, il ne pouvait pas changer le monde, ni en bien en mal ; il pouvait certes l’améliorer ou le dégrader infimement : il faudrait que tous l’imitent pour qu’il en résulte une différence remarquable. Jamais personne ne s’était intéressé et probablement ne s’intéresserait à lui. Pour qui tenait-il son journal ? Pour qui, toutes ces photographies mal cadrées ? Nul n’y jetterait jamais un seul coup d’œil. Il se mit à donner des coups de pieds dans les cailloux, et comme rien ne l’en empêchait plus, comme nul ne le retenait, il se mit aussi à ramasser des cailloux et à les jeter au hasard, aussi fort qu’il le pouvait, sans viser rien ni personne mais sans ignorer que dans une ville il n’est guère d’endroit où un caillou puisse tomber sans causer de dommages. On le vit et il se mit à courir. Il donnait maintenant des coups de pieds dans les véhicules garés, dans les portes et les vitres, il criait et les lumières derrière les vitres et vitrines s’allumaient sur son passage, mais il allait vite et semant ainsi derrière lui ce simulacre de désolation, il atteignit la lisière de la ville. Brusquement commençait le désert : quelques arbustes, des pierres, du sable. Il continua à jeter pierres et poignées de sable aussi fort qu’il le pouvait, pas encore calmé ni fatigué malgré sa nuit blanche. Il cassa un cactus à coups de pied, le disséqua précautionneusement avec le tranchant d’un éclat de pierre peut-être vieux de centaines de millions d’années, mâcha quelques fibres et les recracha aussitôt. Il se mit à vivre comme un coyote, une hyène, maudissant le monde et ses hommes et pourtant accroché à eux comme une puce à son chien. Le petit public qu’il avait toujours senti, toujours cru sentir dans sa tête avait disparu, derrière le rideau peut-être, ou s’était seulement tu et restait immobile dans la salle aux lumières toujours éteintes, retenant son souffle en attendant la fin du spectacle soudain passionnant. Il préférait croire — il ne croyait presque plus rien, ses croyances s’étaient démaillées — que ce public n’avait jamais existé. Il agressa un couple de touristes qui photographiaient ces limbes où la ville rencontrait et devenait le désert. Il leur vola leur appareil photographique et sous leurs yeux le fracassa contre un mur. Pendant quelques journées hallucinées il jubila comme jamais, chantant à tue-tête là où nul ne pouvait l’entendre et le faire taire.

La police eut à peine le temps de s’intéresser à lui : on le retrouva mort en plein désert, quelques semaines plus tard, déjà largement décomposé, dévoré, mort à la fois de froid, de faim et d’épuisement.

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