Journal du conteur

Il y est venu par une mauvaise conscience déguisée…

Il y est venu par une mauvaise conscience déguisée en curiosité. À la grande distribution des signes d’opprobre — un pendentif de plomb à porter autour du cou, toujours par dessus les vêtements —, et bien qu’il ne le doive pas, il se met dans la file. Il se fait discret, mais on le repère quand même, et les gardes essayent de le faire changer d’avis, avec de moins en moins de ménagement à mesure qu’il persiste sans colère dans son refus. Mais la citoyenneté et l’autorité mêmes qui le préservent de la nécessité de porter le signe empêchent qu’on l’évacue de là par la force sans une décision de justice, qui arrivera trop tard. Il atteint le guichet et tend la main. Le guichetier hésite, et l’homme, qui pourrait le menacer, lui demande d’une voix douce, qu’on sent prête, s’il le faut, à supplier, de lui donner sa part du malheur commun. Comme le temps presse et que la file est immense, que les guichets sont peu nombreux, que les heures supplémentaires ne sont pas payées et les responsabilités pas établies pour ce cas, le guichetier hausse les épaules et remet le cordon et le pendentif. L’homme passe sa tête dans le cordon et continue dans la file. La qualité de ses vêtements détonne, mais il sait que leur usure le rendra bientôt indistinguable, et sans impatience il n’attend plus que cela, tant soudainement, désormais, le commun est plus important que le malheur.

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