Journal du conteur

Dès que le dernier de ses disciples est parti…

Dès que le dernier de ses disciples est parti, le sage tire les rideaux, ferme sa porte à double tour, et, dans le secret de son intérieur, à l’insu de tous — disciples, admirateurs, pairs, contradicteurs, ennemis —, il s’abandonne à ses désirs, quels qu’ils soient, presque innocents, risibles, ou coupables. Il a honte ; honte de ne plus trouver, une fois seul, la force de pratiquer la sagesse que non seulement il professe en toute sincérité, mais qu’il personnifie si majestueusement aux yeux des consciences toujours plus nombreuses à suivre son enseignement, pourtant ardu, et surtout son exemple, pourtant presque inimitable. Terré, lové au creux de lui-même, il se vautre dans ses régressions et se repaît de sa honte même. Le fond de la nuit le trouve ainsi aux affres presque de l’agonie. Mais il se garde bien d’appeler. Il s’évanouit souvent, et plus souvent encore l’espère et l’attend comme une délivrance. L’aurore le ravive, ramène à sa conscience les déchéances de son intégrité. Il n’est pas encore revenu à lui-même. L’impatience le rend fou. Il parle seul pour chasser les fantômes revenus des désirs mal assouvis. Il supplie en pensée ses disciples d’être bien à l’heure ; il espère secrètement qu’ils soient en avance, qu’ils s’inquiètent, qu’ils forcent la porte, le trouvent, le sauvent de son imposture ou de ses désirs ou de sa honte ou de sa sagesse ; mais il sait qu’il leur a vanté et enseigné la stricte ponctualité. Ce n’est jamais avant d’y être poussé par la dernière urgence qu’il trouve le courage de se lever : il a juste le temps de ranger, nettoyer, se laver, s’habiller. C’est l’heure, un dernier coup d’œil à la salle lui confirme qu’il n’y reste aucune trace. Ce n’est pas le cas sur son visage, lui crie le miroir, mais il est trop tard pour reculer. Il déverrouille et ouvre sa porte : les disciples viennent d’arriver. Alors tout reflue en lui avec le soulagement immense, un sourire nettoie son visage, et toute sa sagesse lui revient en même temps que ses disciples.

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