Ils sont venus nous donner leurs dieux…
Ils (nos alliés, nos maîtres, nos vainqueurs ?) sont venus nous donner leurs dieux. Contraints, nous avons accepté, nous avons recueilli leurs dieux, à charge pour nous de les soigner, de les protéger, ces dieux séparés, orphelins, peut-être bannis, ou éloignés de combats, éloignés en tous cas de leurs lieux d’élection. Ce sont des dieux doux. Ils commencent déjà à parler notre langue. Ils sont petits, frêles, on comprend pourquoi, si c’est la guerre, on a voulu les éloigner. Leurs membres sont incroyablement fins, comme leurs traits. Leurs yeux limpides inspirent à tous le calme dont leurs gestes et leur expression sont empreints. À quoi peuvent-ils servir ? Nous n’en savons encore rien. Quand on les laisse seuls, ils parlent longuement en leur langue que nul ici ne comprend, et dès que le temps le permet, ils parcourent la campagne et les forêts alentour, sans crainte des ours ni des loups. Au début bien sûr nous ne voulions pas les laisser sortir seuls, encore moins sans arme. Mais ils nous ont depuis démontré qu’ils ne courent là aucun danger : il faut les voir éloigner un loup affamé, calmer un vieil ours solitaire ou apaiser une laie prête à mourir pour ses marcassins ; puis, après avoir caressé le poil jusque-là comme depuis lors répugnant au contact de la main, continuer leur chemin comme si de rien n’était. Leur discrétion — on n’entend jamais une brindille craquer sous leurs pieds nus — les protège des brigands comme cet étrange pouvoir les protège des animaux sauvages contre lesquels nous en sommes encore réduits au fer et au feu. Ils passent beaucoup de temps aux bains qu’ils ont aménagés eux-mêmes. Nos hommes ont ri à voir ces délicats manipuler les outils du maçon ; mais tous reconnaissent l’agrément de l’ouvrage achevé. Ils nous laissent d’ailleurs utiliser leurs bains quand ils n’y sont plus, et sans doute le feraient-ils même en leur présence, si leur nudité ne devait pas (croient-ils à raison) nous choquer (nus, c’est notre pudeur, je crois, qui les retient de le rester tout le temps).
Il n’a pas été précisé si nous devions ou pas rendre un jour ces dieux, mais il est déjà clair pour beaucoup d’entre nous que — maintenant que nous avons bien vite abandonné et déjà presque oublié, soulagés, nos anciens dieux, sombres, immobiles, toujours courroucés — c’est seulement sous la contrainte des armes que nous les rendrons s’il le faut. À moins qu’ils ne s’y opposent, car nous n’oserions évidemment pas et d’ailleurs sans doute ne saurions les garder contre leur gré. Ils parlent parfois de leurs frères, et nous leur avons d’ores et déjà offert notre hospitalité justement célèbre. Et pourtant que font-ils pour nous ? Exaucent-ils nos prières ? Soignent-ils nos malades ? Non. Quand on vient leur demander victoire ou prospérité, ils se contentent de sourire en nous tapant sur l’épaule ; quand une mère vient les supplier de guérir son enfant souffrant, ils l’embrassent, la caressent, l’apaisent comme plus haut la truie, et la mère repart calmée mais l’enfant n’en finit pas moins souvent par mourir. Ils sont de toutes les funérailles, discrets, muets, ne les voit que celui qui les cherche des yeux. Ils ne pleurent pas ; du moins nul ici n’a jamais vu de larmes dans leurs yeux. Parfois on les entend rire, d’un rire très doux. Ils sourient la plupart du temps d’un large sourire découvrant de petites dents parfaites et nombreuses que la nourriture ne salit ni ne raye et que le temps ne jaunit pas. Ils se joignent parfois à nos festins, mais se contentent d’y picorer grains de raisins, fruits mûrs, olives ou noix, comme déjà rassasiés, bien qu’on ne les ait jamais vus manger ni s’occuper de se procurer nourriture ou boissons. Ils boivent du vin, mais modérément, apparemment sans en ressentir aucun effet malgré leur constitution frêle, et sans doute seulement par politesse. En somme ils ne sont pas les convives que nous aurions souhaités. Pourtant nul ne se plaint d’eux. Ceux qui veulent les ignorer le font sans scrupule et les dieux ne leur en témoignent aucune rancune ; certains essaient d’imiter les dieux, qui ne les encouragent pas plus qu’ils ne découragent les autres en rien. Rien. Ils ne promettent rien, ne font rien ni pour ni contre nous ; on nous les a donnés, mais il devient clair qu’ils pourraient très bien se débrouiller seuls et n’ont aucunement besoin de nous. Le contraire n’est plus vrai. Malgré leur petitesse, leur aspect juvénile et leur gracilité, c’est nous qui nous sentons les enfants de ceux qui sont déjà devenus nos dieux. Bien qu’ils soient à peine arrivés chez nous, c’est nous qui avons désormais l’impression de vivre chez les dieux, de vivre avec eux, comme des enfants à qui ont peut tout pardonner. S’ils disparaissaient soudainement, rien ne changerait dans notre vie, et pourtant, à la majorité d’entre nous, ils manqueraient comme un membre amputé, comme à l’orphelin ses parents. Ils ne semblent pas sur le point de partir, mais qui sait la rapidité des préparatifs qui leurs seraient nécessaires, qui sait même s’ils ne pourraient pas disparaître du jour au lendemain, sans bruit, sans que personne ne les ait vus, et nous laisser seuls ? Ces craintes que rien ne peut apaiser — car ils éludent toutes nos questions comme nos prières — sont inutiles. Pour la plupart d’entre nous, nous nous efforçons de ne pas y penser, et de vivre avec nos dieux, du moins côte à côte avec nos dieux, de profiter de leur compagnie, et de rendre leur séjour agréable.