Journal du conteur

Je me réveillai en sursaut…

Je me réveillai en sursaut, en sueur, me trouvai assis au lit, pétrifié, transi, fronçant les yeux dans la pénombre en découvrant peu à peu la chambre envahie de cadavres. Des cadavres entassés jusqu’à mi-hauteur des murs, où les rejoignaient les pieds des innombrables cadavres pendus au plafond. Je tentai de me frayer un chemin jusqu’à la porte. Il me fallut plusieurs heures de reptation hargneuse pour y parvenir. Et la poignée était bloquée. Je m’acharnai en vain dessus pendant plusieurs minutes. Le souffle court, tétanisé par mes efforts, je me mis à taper frénétiquement sur le bois de la porte, que je savais peu solide. Mais en vain ; et le bruit sourd de mes coups, la résistance que je rencontrais me portaient à croire que la porte était bloquée de l’extérieur. Il me fallait pourtant sortir, et la fenêtre de la chambre était trop haute. Je m’acharnai à nouveau sur la poignée, et cette fois elle céda. Je parvins à glisser un pied puis un genou dans l’entrebâillement de la porte, et poussant je pus me faufiler entre les cadavres qui la bloquaient de part et d’autre. Dans le couloir le plafond était libre, mais ici aussi le sol jusqu’à mi-hauteur, et l’escalier jusqu’en bas, étaient recouverts de cadavres, les cadavres tous similaires d’hommes en complet noir, jeunes, aux cheveux mi-longs et lisses tombant sur leurs yeux fermés, jetés les uns sur les autres, la plupart sur le ventre, la tête ballant entre les bras démanchés. La descente était difficile, et je ne tardai pas à glisser sur les cadavres aux membres rigides et aux abdomens gonflés et dévalai tête la première l’escalier comme un toboggan. Je me retrouvai par chance indemne au troisième étage, où malgré mon vertige je me laissai tomber de la rambarde. Le choc fut amorti par les cadavres qui s’entassaient dans le hall. Je parvins à sortir en me faufilant par l’étroite fente que plusieurs minutes de poussée acharnée m’avait seulement permis d’obtenir de la porte, dont les gonds étaient coincés par les doigts bleuis des cadavres. J’étais enfin dehors. Je regardai à droite, à gauche. La rue était submergée de cadavres, les mêmes cadavres tous identiques. Quelques chiens se repaissaient là d’un festin qui n’existait pas dans leurs rêves. Résolu à ne pas devenir moi-même un cadavre, je courus, trébuchant constamment sur des corps, jusqu’à la corniche d’où, en haut de la grande descente qui mène à l’ancienne porte médiévale, on domine la plaine jusqu’à l’horizon. J’eus un instant de désespoir en constatant que les cadavres avaient recouvert toute la plaine, les champs, les collines, et que même la rivière disparaissait sous leur masse uniforme, mais mon dégoût était plus fort et je continuai. Seul le haut de la porte émergeait de l’amas des cadavres, et après quelques secondes je me précipitai vers elle, suivi de quelques chiens. Plusieurs fois je tombai, je glissai et roulai sur des cadavres, mais je parvins sauf au bas de la ville. La porte médiévale heureusement était ouverte. En haut du monticule de cadavres qui l’avait empêchée de se refermer, je trouvai un espace suffisant pour ramper hors de la ville. Je me retrouvai dans la plaine, contemplant la mer de cadavres, agitée jusqu’à l’horizon de lentes ondulations que je pouvais maintenant discerner.

Il me fallut quatre jours de marche presque ininterrompue pour enfin pouvoir fouler la terre nue, là où les cadavres commençaient à se raréfier. Je m’écroulai dans le premier bras de rivière libéré que je trouvai, et bus à m’étouffer. Pendant quatre jour je n’avais pas mangé, j’avais dû me résoudre à sucer les vestons imbibés de l’eau de la rivière pour ne pas mourir de soif, et je n’avais pas dormi. Affamé, transi, je mâchai quelques brins de l’herbe humide de la berge. J’aurais voulu continuer d’avancer pour mettre entre les cadavres et moi la distance du monde entier, mais je n’arrivais plus à garder les yeux ouverts, me sentais sombrer dans un sommeil contre lequel je ne pouvais pas lutter, malgré la peur qui m’étreignait de me réveiller de nouveau dans la chambre, dans la ville envahies de cadavres, au milieu de la mer de cadavres jusqu’à l’horizon.

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