Journal du conteur

La statue

Quand il en a le temps, entre deux commandes, il sculpte sa propre statue. Après avoir congédié ses apprentis il soulève le drap qui la recouvre habituellement, faisant voltiger dans l’air de l’atelier la poussière de pierre qui s’y était déposée, et se recueille un instant, essayant de se rappeler où il en était. Il y travaille depuis des années. La structure, la silhouette sont en place. Reste les finitions, qui semblent inachevables. Il l’examine en lui parlant, et n’a jamais besoin que d’un coup d’œil pour apercevoir un défaut. « Médiocre ce front… Mais voilà une main de parfaite : c’est une pleine poigne de facultés, voire de qualités ! Quant à cette hanche… médiocre elle aussi — mais véridique ! » Il se corrige, se polit avec une méticulosité, une douceur, un coup d’œil de connaisseur, sans omettre de fixer dans la pierre les marques encore discrètes que l’âge a laissées sur son corps : il aurait honte que sa statue lui tende un miroir de jouvence. C’est ainsi qu’il accomplit son métier tout en se façonnant lui-même, et qu’il contente à la fois ses mains, ses pieds, son corps, son temps, ses yeux, sa tête. Il parvient à s’élever au-dessus de la pierre tout en y restant — ainsi qu’il le souhaite — collé par sa poussière.

Il n’a ni l’espoir ni le désir d’achever sa statue. Elle restera nécessairement une ébauche — même si, à tout autre œil qu’au sien, elle peut sembler déjà aboutie. Elle n’est pourtant pas trompeuse : il n’a qu’à l’observer attentivement pour se connaître. Doute-t-il de lui : un coup d’œil à la statue lui suffit pour se retrouver et — parce qu’il s’est façonné légèrement meilleur qu’il n’est — se rehausser : il n’a qu’à imiter sa statue pour être et donner le meilleur de lui-même.

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