Journal du conteur

« Je suis un monde en toi » me dit-il…

« Je suis un monde en toi » me dit-il, « de même que tu es, si je te prête attention, si je te laisse entrer, si je te laisse t’y disposer, t’y déployer, un monde en moi. » Dans ma naïveté je ne comprends pas. S’agit-il d’amour ? me demandé-je aussitôt, peureusement. Mais la froideur de son sourire — peut-être en réponse à ma pâleur soudaine — me détrompe. Quoi d’autre, alors ? Je n’ose pas le lui demander. « Ta mère, ta sœur, tes enfants eux aussi sont chacun un monde en toi, ont chacun son monde en toi » ajoute-t-il pour me rassurer, « et toi le tien en chacun d’eux. Quand tu croises le regard d’un inconnu dans la rue, que vois-tu, que sens-tu ? Deux mondes s’affrontent — chacun lourd de dizaines de mondes au moins — pour savoir qui entrera en l’autre le premier, pour déterminer la place qu’il y occupera, l’importance qu’il y prendra. La plupart du temps la lutte s’arrête là, on se jauge, la bataille n’a pas lieu, et chacun s’éloigne en méditant l’issue qu’il avait supposée — dans ton cas, je crains que ce ne soit la défaite, la plupart des fois ! » Il a raison, bien sûr. « D’ailleurs ce n’est pas grave : tu es accueillant, tu es altruiste, les autres prennent leurs aises en toi ; et si ton propre monde en est comprimé, ce n’est pas un mal : son potentiel d’expansion n’est pas grand. Tu es de ceux qui subsistent grâce aux mondes des autres. Avec ta douceur, ta candeur, ta peur, ta fausse modestie : un vampire ! » Ces paroles me bouleversent. Il me connaît si bien qu’il me dicte mon être. Je ne peux plus me taire. « Et toi, dis-je d’une voix trop aiguë, de quoi vis-tu ? Ton monde n’est-il pas si exigu, si maladif, qu’il te faille constamment le dupliquer en autrui pour assurer à quelques-uns de tes fantômes une survie précaire ! — Bien sûr ! répond-il. Que suis-je en train de faire d’autre ? »

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