Journal du conteur

Lassé de ma solitude et de mon exil…

Lassé de ma solitude et de mon exil, lassé du mutisme des animaux, lassé des cris rauques qui avaient remplacé dans mon gosier les sons modulés des langues humaines, lassé des ongles devenus durs comme des griffes qui effilaient mes doigts, lassé du poil dru qui avait fini par recouvrir ma peau nue, lassé de la couche de corne qui rendait la plante de mes pieds insensible à la caresse du sable et des langues des brebis, lassé de la fièvre, des douleurs dentaires, des cicatrices purulentes, lassé de la faim et de la fatigue, lassé de devoir manger mes seuls compagnons, lassé enfin de n’être que prédateur ou proie, je décidai de rentrer chez les hommes. La chance m’avait valu un festin, je me reposais au soleil, un souvenir émergea peu à peu. Des visages glabres, des yeux levés, des corps unis, des pulpes douces de doigts, des paumes qui me caressaient, et surtout des voix, des voix qui chantaient ou parlaient (je ne savais plus faire la différence). Je me mis en route. Les animaux, dignes, me virent partir sans manifester ni peur ni curiosité. Nul ne me devança, nul ne me dépassa, aucun ne me suivit. Je marchai un temps indéterminé, car je ne connaissais plus rien au-delà du lendemain. Je vis venir face à moi un premier homme. Voulant l’interroger des yeux, le flairer, j’essayai de capter son regard, mais il gardait les yeux fixement détournés. Dès qu’il fut assez proche, je me portai vers lui. Il bondit de côté, en criant, et je vis, bien qu’il eût aussitôt détourné la tête, que sa grimace montrait ses dents. Je n’insistai pas mais ralentis le pas. Le deuxième homme que je croisai, j’essayai plus discrètement de l’aborder, et je vis tout de suite que j’y parviendrais. Il me regardait, intrigué lui aussi ; mais quand il fut à portée il fit comme si de rien n’était. « Que se passe-t-il là-bas ? demandai-je (retrouvant la parole, que je craignais d’avoir perdue pour toujours) — Je n’en peux plus, je rentre » me dit l’homme pour toute réponse, et il passa, aussi indifférent qu’il m’avait semblé ahuri quelques instants plus tôt. Moi aussi je rentre, me dis-je, pourquoi n’allons-nous pas dans le même sens ?

Je poursuivis. Plus j’avançais vers là où, des années auparavant, je les avais laissés, plus je croisais d’hommes qui se dirigeaient à l’opposé, vers là d’où je venais, vers la vie sauvage et les animaux que je quittais. Des hommes qui tous refusaient de me parler d’autre chose que d’un retour auquel je ne comprenais rien ; qui m’évitaient, ou me toisaient, ou me raillaient, ou me crachaient dessus, ou me montraient les dents. Ils allaient par familles, par bandes. Quand ils étaient assez nombreux, ils essayaient de m’attraper, apparemment pour m’emmener avec eux de force. Heureusement j’avais encore la vigueur, la vitesse de là d’où je venais. Par prudence, je finis cependant par me cacher, par avancer sans emprunter les chemins frayés. Ça ne m’était pas difficile ; les frontières n’étaient pas des obstacles pour moi.

J’arrivai aux abords de la ville où je suis certain d’avoir grandi, et trouvai tout arrangé pour un siège. Grâce à ma force et à ma ruse, à mon excellente vision nocturne, je parvins facilement à accomplir ce que les assaillants essayaient vainement depuis, appris-je, des mois : j’entrai dans la ville. Je vis tout de suite que je ne pouvais pas me mêler à ses derniers habitants : les quelques vêtements que j’avais volés, sales, déchirés, ma pilosité, mon air, les auraient aussitôt effrayés et m’auraient fait chasser, capturer ou tuer. Mais, caché, j’écoutai. Peu à peu j’appris que les animaux — ainsi désignaient-ils ceux que j’appelais encore du nom d’homme, interféconds, les assaillants — se lassaient, et finiraient pas partir ; mais qu’il fallait éviter toute contamination ; qu’ils étaient les plus forts et qu’on ne pouvait pas discuter avec eux ; qu’ils ne méritaient pas d’être exterminés, mais qu’on ne pouvait les laisser se répandre ; qu’ils étaient revenus trop loin en arrière pour que rien puisse être fait pour eux ; qu’il fallait attendre et plus que jamais cultiver ce qui différenciait les hommes de ces bêtes. Certains disaient qu’il faudrait essayer de les dompter et de les utiliser comme force productive, mais le contact ou du moins la proximité nécessairement impliqués par cet usage en dégoûtaient la plupart. Puisque je comprenais tout, puisque j’étais d’accord, puisque ce que j’avais vu par-delà les remparts me répugnait aussi, et de plus en plus, il ne me restait qu’à chaparder des vêtements propres et seyants, qu’à me couper cheveux et ongles, qu’à me raser, me laver, pour passer désormais inaperçu parmi les miens. Je le croyais. Voler ne me fut plus si facile, pas tant par scrupule que parce que je n’étais déjà plus si habile ni rapide qu’auparavant, et surtout parce que j’avais peur, une sorte de peur que je redécouvrais, tout différente de celle que m’inspiraient, dans les bois, les serpents. Seul et inexpérimenté, je me coupai les cheveux très mal, je me défigurai. J’appariai mal les couleurs des vêtements que je volai, qu’on reconnut tout de suite. Ma voix toujours rauque, mes dents noires, mes mains rudes aux ongles mal taillés, tout m’accusait d’espionnage. On me laissa toutefois raconter mon histoire, cette histoire ; on eut la bienveillance de la croire ; je parlais déjà trop bien pour qu’il ne me soit pas fait droit. Mais on me tolère à peine, nul ne m’adresse la parole, on se détourne de mon chemin dans les rues ; je vis seul, comme si je n’avais pas trouvé les hommes. Pourtant je sais qu’il n’y en a pas d’autres, ou du moins pas de meilleurs. Leurs visages, quand ils ne me voient pas, font ma joie. Je m’en contente ; de ma vie sauvage j’ai gardé le goût et la force de me satisfaire de peu. J’observe, nul ne me distrait, j’ai tout mon temps pour penser, aucun lieu ne m’est interdit, aucune activité ; je m’instruis ; si je ne m’abuse, le temps ne tardera pas où les enfants, pour l’édification de tous, m’appelleront, de moins en moins goguenards, philosophe.

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