Journal du conteur

Le boulet

On ne sait plus à quand remonte l’institution du boulet. Les hommes pestent contre elle, mais s’y soumettent encore. Ils voient du moins que nul d’entre eux, même parmi les riches et les puissants, n’y échappe. Certes on soupçonne le boulet de certains d’être creux, mais nul journaliste n’a encore révélé pareil scandale. Les voyageurs sont d’abord surpris, même s’ils étaient prévenus, de voir ces hommes semblables à eux et se livrant aux mêmes tâches et travaux quotidiens boiter, tirant derrière eux leur boulet comme autrefois des bagnards. Comment un peuple si farouche — ayant repoussé tous ses envahisseurs — peut-il accepter cette aliénation barbare ? L’anthropologue de passage s’en étonne d’autant plus qu’on accuse le boulet sans cesse. Est-on en retard : c’est la faute au boulet. On trébuche : encore le boulet. On échoue : toujours le boulet. On sait pourtant, du moins chez les bricoleurs, qu’il est facile de le dessouder. (Il est de notoriété publique que beaucoup le retirent pour la nuit). « C’est la grande sagesse de ce peuple, lui répondent, sous couvert d’anonymat, ses confrères de l’université locale. Ne vous y trompez pas : presque tout le monde ici a déjà retiré son boulet ; presque tous ont couru, dans la foret, grisés par la légèreté, la liberté. Et pourtant tous ou presque ont remis leur boulet. Quant à ceux qui ont choisi l’émigration… au bout de quelques années la plupart traînent autour des postes frontaliers, à quémander le retour, la renaturalisation, ils offrent leurs chevilles cicatrisées au forgeron… Leur dossier est étudié avec clémence, et nous les autorisons en général à revenir, à titre d’exemple. Pourquoi reviennent-ils ? Ils se sont rendu compte qu’ils ne vont pas plus vite sans leur boulet, qu’ils n’atteignent pas mieux leurs buts sans lui… En public tout le monde vitupère contre son boulet, on le frappe, on lui crache dessus. Mais au fond nul n’est dupe. N’avez-vous pas remarqué combien les boulets sont ouvragés, personnalisés ? On les grave, les décore, on en change régulièrement. C’est la principale industrie bijoutière du pays… Mais les rares émigrés qui ne reviennent pas : voilà nos héros ! Nos plus grands héros sont ceux qui nous ont abandonnés. »

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