Journal du conteur

Nous voici enfin tous réunis…

Nous voici enfin tous réunis. Plus une tête ne dépasse, ni un pied, les grands se tassent, les petits se mettent sur la pointe des pieds, et s’ils sont encore trop petits, il y a toujours quelques mains charitables pour, au moment de l’inspection — mais tout moment n’est-il pas celui de l’inspection — les soulever juste assez pour que leur tête soit bien alignée. Nous nous tenons bien les uns aux autres, et quand le vent souffle on dirait la mer, parcourue de vagues de frissons, agitée d’une lente houle de dodelinements de têtes. Chaleur, égalité, fraternité, on inculque à nos corps la devise d’ici. Quand nous ne formons plus qu’un, nous sommes admis dans la plus grande démocratie du monde et nous voyons remettre notre brevet de citoyen : le même pour nous tous. Grâce à lui, nous pouvons voter à l’élection présidentielle.

Au bureau de vote, nous nous mettons à genoux et courbons la tête, et c’est sur la partie offerte, l’arrière de notre crâne, que le coup de tampon est appliqué. Au son des haut-parleurs, nous avançons, toujours à genoux, vers la grande urne. Le hasard a déjà désigné une de nos mains pour y glisser l’enveloppe ; voilà. Nous avons le droit de nous relever, de relever nos corps, sinon nos yeux. Qu’y aurait-il d’ailleurs à voir ? Nos visages sont presque aussi identiques que nos chaussures sont disparates.

Au procès c’est pareil : nous sommes tous à la fois jurés et accusés, c’est plus simple et moins cher. Nous sommes condamnés à mort d’une main, graciés de l’autre, jamais acquittés ni pardonnés, et ceci une fois par mois, c’est une des institutions de la plus grande démocratie du monde. Mais comme il y a toujours besoin de main d’œuvre, notre grâce est seulement la commutation de notre peine en travaux forcés.

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