Journal du conteur

Petit à petit, ils se sont sédentarisés…

Petit à petit, ils se sont sédentarisés. Ils ont appris à cultiver les céréales qu’ils se contentaient autrefois de récolter là où le hasard les avait semées. Ils ont apprivoisé de nouveaux animaux et les ont ajoutés à ceux qui les avaient docilement accompagnés depuis plusieurs millénaires. D’eux ils utilisent tout : force, lait, chair, sang, os… Ils vont encore dans les forêts dont on devine la ligne sombre à l’horizon, couper du bois, chasser, ramasser, cueillir, mais ils ne dépendent plus d’elles pour leur survie. À l’abri des petites maisons au bord des champs cultivés, avec leurs précieux animaux domestiques au repos dans leur enclos et protégés des prédateurs sauvages par les chiens de garde, ils commencent à goûter la douceur de la vie. La sécurité croissante fait décliner la crainte qui tendait constamment les sens en éveil, et rendait le sommeil si peu reposant. Seuls les toits bas des maisons courbent encore les dos, non plus la faim, le harassement des longues marches nomades. Celui qui a mangé à sa faim peut s’allonger tranquillement au soleil couchant. La joue sur sa main, il observe les brins d’herbe pliés par les rafales du vent ; il prête attention à une mouche qui se pose à quelques centimètres de son bras, à la silhouette d’un oiseau planant devinée du coin de l’œil, au papillon de ses pensées après lequel il court sans jamais pouvoir l’attraper jusque dans ses rêves.

Quand il se réveille, de nombreuses générations plus tard, il est lui aussi dans un enclos. Entre temps, des hommes ont pris pouvoir sur autrui, qu’ils élèvent selon leur volonté. C’est le fracas du combat entre éleveurs qui l’a réveillé : entre ceux qui élèvent des esclaves et ceux, plus récents, qui élèvent des éleveurs. Entre les deux, il ne sait quel parti prendre. Il oscille d’une tendance à l’autre, longtemps, les sentant aussi en lui. S’il leur échappe, c’est pour devenir son propre et unique éleveur, et réciproquement son propre et unique élève.

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