Journal du conteur

Comme tout le monde ou presque…

Comme tout le monde ou presque, ils ont commencé par courir contre les autres. « Sur le chemin qui mène au but, je l’ai déjà dépassé » ont-ils sans doute pensé de quelque aîné enviable. Comme s’il n’y avait qu’un seul chemin, qu’un seul but après lequel courir, un but clairement défini, à atteindre et posséder, comme un trésor. Mais ils ont découvert peu à peu que les chemins sont en nombre infini, qui mènent aux buts à choisir dans la liste elle-même infinissable — trop longue pour être accomplie entièrement, trop courte encore, bien qu’entamée depuis plusieurs millénaires, pour qu’aucun des buts qu’elle propose puisse être ignoré de quiconque. Ils ont couru pour dépasser les autres — mais comme ils ne partent pas tous au même moment ni du même endroit, comme ils n’ont pas non plus tous le même but, l’identification des dépassements est ridiculement difficile : on passe son temps à dépasser et à se faire dépasser, sans savoir si ceux qu’on dépasse ou qui dépassent sont partis la veille ou des années auparavant, et si donc on a quelque mérite à dépasser ou quelque faiblesse à être dépassé. Ils ont couru pour agiter leur sang, pour étourdir leurs sens, couru le plus vite possible : au rythme de leurs faiblesses plutôt qu’à celui de leurs qualités.

Puis est venu le moment où ils ne s’efforcent plus de dépasser tous ceux que le hasard a mis sur leur chemin, d’ailleurs de moins en moins nombreux : plus on avance, plus les coureurs sont épars, plus les chemins divergent. Ils ont cessé d’avoir peur et de voir un concurrent en chacun, ils courent désormais d’abord contre eux-mêmes, après leur but propre. But souvent moins à atteindre qu’à pratiquer. Ou encore : but qui s’atteint ou se manque à chaque pas. But — par exemple : l’équilibre — comme entraînement, comme résultat de cet entraînement, comme mesure de ce résultat.

Même si c’est la qualité du pas qui leur importe désormais, ils continuent à courir, dans l’urgence de la mortalité : pour avoir posé durant leur vie le plus grand nombre de pas possible. Moins ils font de pas inaccomplis, et plus, dans la course unique de tous les hommes jusqu’à la mort, ils sont loin devant.

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