Journal du conteur

Poussés par la nature…

Poussés par la nature — car il n’y avait encore rien d’autre pour les pousser —, les hommes sortent la tête de la nature. Ils créent et découvrent à la fois, par ce mouvement, quelque chose hors de la nature, au-dessus : la culture. Entre les deux, désormais séparées quoique nécessairement jointes, la frontière est d’emblée incertaine : d’abord à hauteur du cou, elle commence bientôt à monter et descendre, déjà tiraillée par les nouvelles impulsions contradictoires en chacun vers le haut ou le bas. C’en serait assez de cette lutte intérieure, mais s’y mêle encore autrui : car ceux qui ont sorti tout le tronc de la nature dans la culture (ils ne peuvent guère aller plus haut, les pieds doivent rester bien enfoncés dans la nature), tirent sur les têtes qui surnagent pour hisser d’autres hommes à leur côté, tandis que ceux qui n’ont pas réussi à sortir la tête de la nature, qui n’ont pas réussi à la maintenir là-haut ou ne l’ont pas voulu et ont décidément replongé dans la nature, tirent sur les jambes de ceux qui là-haut sont partagés, pour les faire redescendre, et demeurer comme eux entièrement dans la nature avec les bêtes.

Dans ce combat, à force d’être écartelés entre haut et bas, les hommes sont de plus en plus étirés, la tête de plus en plus éloignée des pieds. Lorsque la tension est trop forte, l’homme est rompu. Pour éviter cela, on passe la plus grande part de son temps à se débattre, à secouer jambes et tête pour faire lâcher prise aux tireurs. Puis, dans le peu de temps qui reste, rarement suffisant, on retourne ses forces et, cette fois contre l’autre tension, sa propre tension intérieure entre nature et culture, à peine moins écartelante, on s’efforce encore de lutter : non plus seulement se laisser tirer dessus par l’une et l’autre à la fois, mais se mettre tantôt du côté de la nature, tantôt du côté de la culture, et tirer assez fort, à son tour, tirer avec l’une contre l’autre et vice-versa, pour les tenir en équilibre.

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