Journal du conteur

Petits monstres

Tous les matins, au réveil, je jette un coup d’œil aux monstres que j’ai sécrétés dans mon sommeil. Il n’en reste jamais beaucoup, tout au plus quatre ou cinq, parfois un seul. Pourtant je n’ai pas de mal à les trouver, d’ordinaire ils sont juste là, sur le lit ou autour, recroquevillés, déjà desséchés par la lumière. Je les ramasse avec précaution, pour éviter de me piquer, mais surtout parce qu’il arrive qu’un réflexe agite encore gueules ou dards. Ma fille m’apporte les siens et nous comparons nos productions. Indéniablement, ses monstres sont plus ronds et plus mous que les miens ; leurs traits sont moins marqués, leurs épines moins pointues, leurs griffes moins acérées… Il nous arrive même de nous attendrir. Autrefois j’étais plus curieux ; maintenant c’est surtout par habitude que je les examine brièvement de mon œil exercé, au cas où l’un d’eux, particulièrement original, mériterait de rejoindre ma collection — laquelle, pour être ancienne, demeure très modeste : pas plus d’un spécimen par lustre ; pour les conserver il faut les cuire, je le sais d’expérience : si l’on se contente de les ranger tels quels, il suffit d’un jour de grande humidité ambiante pour les perdre : d’abord leurs contours se font moins accusés, moins nets, et tout à coup, comme une bulle qui crève, ils se mettent à couler, à déborder les uns dans les autres, sans qu’on n’y puisse rien ; à la fin il ne reste plus qu’une masse informe, une sorte de flaque épaisse et stagnante où tous les traits, et les membres, et finalement les corps se sont fondus. Ma fille est plus attentive, qui essaye de déterminer lesquels de leurs attributs et appendices sont originels et lesquels sont hérités des monstres qu’ils ont dévorés pendant la nuit ; elle s’entraîne, argue-t-elle : elle veut devenir paléontologue ; plus que l’invraisemblance des assemblages, c’est surtout la grossièreté des sutures qui lui sert d’indice. Tout ceci ne nous prend que deux ou trois minutes, après quoi nous les jetons habituellement au compost. C’est seulement les rares matins où nous en avons et le temps et l’envie que nous les travaillons. D’abord, avec des ciseaux, nous coupons tout ce qui dépasse, pour ne pas nous blesser : épines urticantes, gueules projetées, ailes griffues, becs effilés, etc. Ensuite nous les humidifions pour les ramollir, puis nous les pétrissons, les mettons en boule, et les roulons dans le creux de nos mains jusqu’à ce que, peu à peu, ils disparaissent.

Pour les surprendre à l’œuvre, il faut se réveiller en pleine nuit. Plus il est tôt, plus ils sont nombreux. Le chaos fait rage alors. Grognements, cris, gémissements remplissent la pénombre. Ça grouille, ils courent et sautent sur le lit, je ne les vois pas encore mais je les sens à travers les couvertures. J’ai beau être habitué, savoir qu’il suffirait d’éclairer la pièce : difficile d’étouffer la peur, surtout quand je sens le dernier de ces monstres gluants et enragés suinter de ma tempe — et tirer, se tortiller comme un ver, impatient de rejoindre l’arène, même en titubant, vulnérable et téméraire. Au fil des minutes je les discerne de mieux en mieux, ombre sur ombre, jusqu’à pouvoir suivre la véritable lutte de tous contre tous à laquelle ils se livrent. Frapper, griffer, empaler, démembrer, éventrer, aspirer, dévorer, toute la nuit durant. Ce n’est pas une bataille rangée, pas de camps, tout au plus des alliances toujours brèves et qui éclatent imprévisiblement en boucheries cannibales. Jusqu’au bout ils s’entre-déchirent ainsi, irrésistiblement, et chaque vainqueur hérite tout ou partie des attributs anatomiques de ses proies successives : des yeux supplémentaires, par exemple — avec un peu de chance ils pousseront derrière une tête, mais ils peuvent aussi bien éclore dans les poplités ! —, ou un nouveau dard, des ailes atrophiées, trois nouvelles pattes sous trois anciennes, une trompe bouchée… C’est pourquoi les monstres que je ramasse le matin entre deux doigts — les vainqueurs de la nuit — sont souvent grotesquement difformes, ridiculement surchargés de gueules à nourrir et d’appendices incompatibles. Peu à peu le calme revient. Cris et grognements sont remplacés par des halètements d’obèse, grâce à la régularité desquels, bercé, je me rendors bientôt. Je sais que les nuits de ma fille sont identiques, sauf qu’elle n’a plus ou pas encore peur. Parfois même, elle joue avec eux.

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