Journal du conteur

On leur a construit des bancs…

On leur a construit des bancs sur la falaise, au bord du vide. Les petits vieux aiment venir s’asseoir là. Ils contemplent, au loin, la silhouette du monde, du vrai monde, auquel ils n’ont pas eu et, désormais, n’auront jamais eu accès. Ils en sont restés aux commencements. Toute leur vie, avec ses efforts et ses joies, sa progression indubitable et sa régression inexorable, bornée dans son commencement. Pourquoi ? Que leur a-t-il manqué pour le dépasser, pour entrer adultes dans le vrai monde ? Et qui sont-ils, les rares, les mythiques, ceux qui y parviennent, qui disparaissent et ne reviennent jamais ? Quelle chance, quelle audace ont-ils eues ; qu’ont-ils fait de mieux, de plus que trouver un simple bateau ? Les vieux ont beau scruter la lointaine silhouette rocheuse, ils ne perçoivent pas l’ombre d’une réponse. Seulement, de temps en temps, des éclairs, des lumières très brillantes, couleur du feu, des panaches de fumée, et, pour ceux dont l’ouïe n’est pas trop altérée, un grondement, un vrombissement à peine audible (mais qui, du fait de la distance, doit être, au lieu de son émission, d’une puissance terrifiante). Éruption volcanique, explosion, guerre ? Ils se sont résignés à ne pas savoir. Ils ne veulent même plus savoir, disent-ils, trop vieux pour espérer, pour endurer une révélation soit transcendante soit décevante. Pourtant ils continuent à venir s’asseoir là, et, dans les blancs de leur bavardage, à regarder, certes par simple habitude, mais encore souvent avec une curiosité que l’âge n’a pas tarie. Bien sûr ils voient aussi le vide à leurs pieds, mais ils l’ignorent, cet abîme-là ne les rend pas curieux. Ce ne peut être qu’un charnier, un compost géant, une forêt, dense, florissante, au fond d’un vallon avant la mer. Ils se contentent de savoir qu’un pas suffirait pour y disparaître. Ce pas, beaucoup le font quand il s’agit d’éviter la démence, la dépendance, la souffrance et les soins palliatifs à l’hospice. Il y a aussi ceux qui viennent mourir ici, sur les bancs ; ils s’y traînent, s’y allongent, ferment les yeux. On fait rouler leur corps, sans regarder ce qu’il devient. On jette un coup d’œil aux lointains. Un feu d’artifices ? Ou une bataille ? Rien à faire… Ils en sont restés aux commencements, aux préparatifs, comme des enfants. Le grand parcours, l’exploration riche en surprises et en mystères qu’on avait vantés aux écoliers qu’ils furent, ils n’en ont rien connu. Ont-ils été trompés ? C’est possible. Comme il est possible, et sans doute plus probable, qu’ils aient échoué — pris la mauvaise direction à un carrefour quelconque, laquelle s’est avérée l’impasse qui les a finalement menés ici. Je voudrais parfois les jeter tous dans le vide, dégager la falaise de leur présence importune. M’asseoir tout seul sur les bancs, tout seul observer le spectacle pyrotechnique à l’horizon, m’abîmer en lui. C’est la différence d’âge : je suis arrivé là trop jeune. (« Vieux avant l’âge », comme disait ma mère.) Je me suis pressé vainement, sans mériter d’aller plus loin. Maintenant j’attends, c’est déjà tout ce que je peux encore faire ; j’attends ce jour douloureusement lointain où je serai enfin comme eux, un petit vieux parmi les autres, au bord du vide, attendant de s’y jeter, de s’y engloutir sans un cri. Ou qu’on y jette son corps, et qu’on l’oublie aussitôt, et qu’on regarde au loin les rares lumières ou leur absence.

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