Journal du conteur

Pour faire une expérience, on le met dans une cellule…

Pour faire une expérience, on le met dans une cellule, et on l’engage à se livrer entièrement à son activité favorite, qu’il parvient certes à pratiquer depuis longtemps, mais lentement, difficilement, jamais assez pour qu’il soit satisfait, ne pouvant d’ordinaire y consacrer qu’une heure ou deux par jour quand il faudrait — il le clame souvent — qu’il y voue tous ses instants de veille pour avoir une chance de dépasser avant sa mort les simples commencements. Dans la cellule, pour la première fois de sa vie, il en a le loisir.

Il est libre d’organiser son temps, sommeil et lever, comme il lui convient ; quelle que soit l’heure il a toujours à boire et à manger à portée de main, et toutes ses affaires, tous ses outils habituels ; s’il a besoin de quelque chose d’autre, d’imprévu, on le lui apporte dès que possible. Toutes les conditions sont réunies pour que rien ne le distraie. Mais au bout de quelques jours on s’aperçoit, et lui avec, qu’il n’arrive pas du tout à se concentrer sur ce qui est pourtant, ainsi qu’il le répète puérilement sans cesse depuis des années, le sens et le but de sa vie, son rêve, son seul espoir. Par les grilles on lui crie : « Fais-le ! Qu’est-ce qui t’en empêche ? C’est ce que tu veux faire, ce que tu aimes faire ! Pourquoi ne t’y mets-tu pas, au lieu de tourner en rond, de ronger tes ongles, de scruter le plafond, de faire semblant de dormir ? » Rien n’y fait, aucune exhortation, aucune aide, d’ailleurs il n’en demande pas ; l’homme semble bloqué, paralysé ; et il découvre bientôt qu’il n’a plus d’autre désir que de s’enfuir.

Mais à peine, à la fin de l’expérience, a-t-il été libéré de la cellule, à peine est-il rentré dans la routine de sa vie, qu’il recommence à être taraudé par le désir, violent et croissant, de se livrer à ce à quoi il n’a guère consacré depuis plusieurs semaines que quelques instants d’angoisse infructueuse — maintenant précisément qu’il n’en a plus le temps, et que le retard qu’il doit rattraper dans de nombreux domaines de sa vie quotidienne lui laisse même moins de temps que jamais.

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