Journal du conteur

Comme on n’arrive pas à discerner les limites…

Comme on n’arrive pas à discerner les limites du trop et du pas assez, beaucoup se tiennent le plus près possible du milieu supposé, à l’opposé de l’une comme de l’autre, de peur de les franchir par mégarde. C’est la raison pour laquelle certains inclinent à croire qu’entre le trop et le pas assez il n’y a qu’une voie étroite, déjà bondée, qu’ils refusent par besoin d’espace, par crainte de la promiscuité, et qui ne leur laisse donc pas d’autre choix, disent-ils, qu’un excès ou l’autre. Mais c’est ignorer, c’est oublier qu’entre cette étroite bande encombrée et le trop d’un côté, le pas assez de l’autre, s’étend la majorité de l’espace du monde, où il n’est pas difficile de vivre sans s’approcher dangereusement de ces limites extrêmes, même indéfinies. Il suffit de se retourner fréquemment pour sentir, dans son ventre, lorsqu’on est allé trop loin dans un sens ou dans l’autre. Il est alors encore temps de faire aisément demi-tour.

On voudrait, bien sûr, que les limites soient marquées, pour pouvoir les repérer facilement et se situer par rapport à elles seules, mais c’est impossible, car elles ne cessent de se déplacer au fil du temps. Certains peuvent même avancer autant qu’ils le veulent dans n’importe quel sens : ils repoussent devant eux la limite du trop ou du pas assez comme un horizon. Pour d’autres au contraire ces limites resserrées ne laissent effectivement qu’une étroite bande, mais ceux-là sont rares, et nous les prenons en pitié, et entre eux et les deux limites opposées, pour les secourir, nous essayons d’établir une frontière humaine, une frontière de corps qui les protègent de la tentation. Pour la plupart cependant, l’espace, le monde possibles, sont immensément vastes : entre le trop et le pas assez il y a encore bien assez de place pour le beaucoup comme pour le peu.

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