Journal du conteur

Le coursier

Tandis que tu passais dans la cour, les vieux pères t’ont confié, à livrer, le trésor de toutes leurs vertus. Mais tu ne dois pas l’ouvrir, ont-ils dit ; tu n’es que le coursier. Tu râles en secret, car tu n’as guère envie de partir, et tu t’étonnes d’avoir été choisi si rapidement, si négligemment, par ces vieux qui n’ont sans doute plus toute leur lucidité, pour une mission si importante que la poste n’y suffit pas. Ils t’ont mis le paquet dans les mains, avec le message adressé au destinataire, et voilà. Tu n’en es pas fier, il te semble que le coursier aurait pu être n’importe lequel des nombreux neveux et cousins, que par malchance c’est tombé sur toi simplement parce que tu passais au mauvais moment, quand ils avaient besoin de jeunes jambes. Tu pars néanmoins, il le faut. Mais comme on te l’a recommandé — ou peut-être seulement autorisé — tu ne te presses pas. « Vis ta vie, ont-ils dit, tu arriveras toujours bien assez tôt ; il a tout son temps, le destinataire. »

Souvent tu as la tentation de t’arrêter, de jeter le paquet. Par curiosité, ou dans les moments difficiles, tu as la tentation de l’ouvrir : j’aurais bien besoin d’un trésor de vertus pour continuer, te dis-tu. Tu n’ignores pas que certains des coursiers précédents se sont négligemment délestés du paquet et sont rentrés à la maison les mains vides — on ne leur a rien dit ni demandé et la vie a repris comme avant, d’où ils ont conclu qu’ils avaient passé l’épreuve, ce qui devait avoir été une épreuve ; tu n’ignores pas non plus que d’autres, curieux, ont ouvert le paquet qu’ils portaient, et se sont arrêtés là, n’ayant apparemment pas de raison d’aller plus loin. Mais tu ne cèdes ni à l’un ni à l’autre, et tu continues, toujours sans te presser et comme incidemment. Ce n’est que dans ton âge mûr, et presque par hasard, que tu trouves finalement le destinataire, quelque lointain parent que tu n’as jamais vu, dont tu n’avais même jamais entendu parler, et qui lui aussi porte la barbe, mais la sienne est blanche, quand la tienne est seulement grise. Tu te fais reconnaître, et lui remets le paquet, honteux parce que son emballage tombe en lambeaux qui peuvent faire croire, à tort, qu’il a été ouvert. L’homme ouvre le message qui y est attaché, et le lit. Le message doit être court, car l’homme a déjà les yeux levés sur toi ; et il te tend le paquet : « c’est pour toi », dit-il.

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