Journal du conteur

Quand je suis dans mes pieds…

Quand je suis dans mes pieds, j’ai la plus grande répugnance à envisager de remonter dans mon ventre ; de même, quand je suis dans mon ventre, j’éprouve un vif dégoût pour mon cerveau, que je pressens là-haut. Où que je sois, je sais pourtant que probablement, bon gré mal gré, je serai bientôt ailleurs, dans mes pieds, dans mon ventre, dans ma tête, dans mes yeux, mes oreilles, mes mains, mes fesses… À cette circulation, je suis résigné ; c’est le passage d’un lieu à l’autre qui m’est difficile. Comment, étant seulement qui mon lieu me fait, vouloir être un autre, ailleurs ? Quel que soit mon lieu je dois me préférer tel que nécessairement j’y suis. Et pourtant, je ne suis pas non plus satisfait d’être là seulement qui je peux. Dans mes pieds, je souhaite être libéré de l’agitation à laquelle ils me contraignent ; dans mon ventre, je désire être soulagé de l’angoisse qui s’y creuse ; dans mes fesses, je lutte pour ne pas me noyer dans la mollesse ; dans mes mains, j’aspire au calme, au repos, à l’application, dans mes yeux et mes oreilles j’aspire à la pénombre, au silence… Mais je ne lâche pas mon os, aussi rongé soit-il ; je veux changer, mais sans me dénigrer : j’ai besoin de ce fond d’orgueil, qui seul m’accroche à moi, et maintient mon identité dans mes disparités. Il faudrait que je puisse emmener les pieds dans le ventre, le ventre dans la tête… Cette plénitude, je l’atteins parfois, remplissant tout mon corps comme un liquide ou un gaz ; mais je n’en profite jamais : dès que je suis dans cet état, je m’endors invariablement.

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