Entre les flancs de deux montagnes…
Entre les flancs de deux montagnes, une corde est tendue : voilà mon piédestal. J’ai tant de mal à m’y tenir en équilibre, j’en tombe si souvent, et chaque fois si vite, que je passe la plupart de mon temps à y grimper au lieu de jouir de son élévation — d’ailleurs très modeste. Nécessairement modeste, sans doute, afin que je ne me blesse pas en tombant. C’est du moins ainsi que je m’explique la hauteur ridicule de mon piédestal : à peu près celle d’un tabouret. De sorte que même aux rares moments où j’arrive à m’y tenir (certes pas comme une statue, car je multiplie les contorsions), ma satisfaction est brève : quand je baisse les yeux vers le sol je n’ai pas de quoi être grisé. Malgré mon piédestal je dépasse à peine d’une tête les hommes qui passent par là en route vers les montagnes. Ils s’arrêtent un instant à ma hauteur et me demandent ce que je fais sur cette balançoire. Je n’ose pas les détromper, leur dire que c’est un piédestal, et à cet instant, d’habitude, j’en tombe sous leurs yeux. Ils rient en me relevant indemne, et pour faire bonne figure je ris avec eux, mais je regrette de ne pas m’être blessé en tombant. Ils me tapent dans le dos : « Allez, viens avec nous, disent-ils, nous allons gravir les montagnes. » Avec une feinte bonhomie je décline leur invitation chaleureuse ; comme ils sont pressés, ils n’insistent pas ; et les voilà bientôt partis. Je les suis un moment des yeux, et dès qu’un pli de roches les a masqués, je grimpe de nouveau sur mon piédestal. Si le vent ne souffle pas trop fort, je m’y assois — mes pieds touchent presque le sol —, et me laisse bercer par son léger balancement continuel. Et jusqu’à ce que la corde, qui m’entre dans les fesses, me fasse trop mal et me force ainsi à me redresser — et donc bientôt à chuter de nouveau —, j’observe en plissant les yeux les lentes files d’hommes en ascension sur les flancs des montagnes.