Journal du conteur

Seul de mon côté…

Seul de mon côté, je regarde là-bas le monde. Je vois les pauvres huttes, les enfants nus, les feux de paille, les porteurs d’eaux, et la pitié me donne mal au ventre. Mais je sais qu’eux aussi, de là-bas, me regardent : ils voient cet homme seul, pâle, aux yeux assombris par la contrariété constante, sans joie, sans rire, sans activité — et ils me plaignent.

Je le sais parce qu’un jour une délégation est venue me proposer de m’installer parmi eux. Gêné, intimidé par la culpabilité que je ressentais de ne pas pouvoir ne pas mépriser leur inculture, leurs manières, leur odeur, j’ai refusé aussitôt, sans réfléchir. Ils sont partis sans insister, fiers, et je les ai regardés retourner de leur côté une fois pour toutes, avec un triste sourire. Je l’ai regretté par moments, m’en suis félicité plus souvent. Je n’aurais pas supporté leurs mœurs exotiques, leur peu de cas de l’individualité, l’inconfort de leur vie quotidienne. J’imagine qu’ils me croient malade. Mais je suis certain qu’ils ne conçoivent pas que ma maladie, c’est eux-mêmes, c’est leur simple existence, si proche et si inaccessible à la fois.

Pour me guérir, il me fallait agir, m’occuper, et j’en ai finalement trouvé le moyen. Avec mes outils — à la puissance desquels ils ne rêvent même pas —, j’ai entrepris de construire, depuis mon côté jusqu’au leur, un pont. J’ai déjà élevé la moitié du pont, celle qui part d’ici et s’avance jusqu’à la moitié du précipice qui nous sépare. Pour l’autre moitié, j’attends leur accord. Je ne sais pas pourquoi leur réponse tarde tant. Je l’attends avec une impatience bientôt insupportable.

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