Sur un îlot volcanique
À peine éclos en masse ; déjà vérifiés un à un par leurs mères ; presque tous écartés car ni reine, guerrière, ouvrière, pourvoyeuse ni reproducteur ; tous aussitôt chassés de la pouponnière sauf les choisis. — Courte est pour les bannis la distance à ramper jusqu’à l’eau salée, où sans hésitation patente ils plongent. Tête la première et yeux grand ouverts, en battant de toutes leurs petites pattes ils s’enfoncent vers le dieu-feu qui tout en bas répand sa lumière ; innombrables, ils vont lui rendre en sacrifice leur corps futile, leur matière mal combinée. Je le sais parce qu’au fil de mes glanages dans le sable (bouts d’algue, œufs, brindilles, mollusques, etc.), il m’arrive de m’arrêter pour les regarder. Peut-être pour mesurer ma chance équivoque de pourvoyeuse ; mais je ne le ferais pas si par hasard je n’avais pas été la seule présente au plus près ce jour étrange où l’un d’eux les mal-nés n’a pas plongé. Il s’est mis de côté, les yeux dans l’eau. Curieuse, mais non soupçonneuse, je me suis approchée pour l’imiter.
À peine visible, c’est comme si le dieu-feu se mourait, tant est masquée sa lumière par la masse de plus en plus compacte des corps entre-accrochés pour s’alourdir, pattes entrecroisées, dernier souffle expiré, chacun tournant la tête un instant pour montrer aux suivants sa bouche grande ouverte avant de se fondre dans le nuage noir de leur ensemble qui s’enfonce et s’étend tandis qu’immense, une gerbe de bulles d’air presque opaque elle aussi remonte, bouillonne, aveugle, caresse, chatouille, crépite en crevant la surface.
Quand le double flux contraire de corps et de bulles s’est tari, le failli m’a suivie jusqu’à la pouponnière, où je ramenais ma glanée du jour. Il n’avait pas pu, pas osé ; il le regrettait ; il avait hésité trop longtemps : mais la gerbe était si belle, et si sombre le nuage… ; mais si beau était aussi le dieu-feu, sa lumière si brillante, même dans les interstices, avant qu’on ne l’étouffe ; il voulait le rejoindre ; il le fallait. Puisqu’il avait laissé partir la chance en la personne de ses co-éclos, il supplierait les Reines ou bien de le dévorer (ersatz de fusion suprême) ou de le laisser procréer (bien qu’il en fût encore moins digne à présent) une fois, une seule : pour qu’il n’ait plus le choix. Dans leur enthousiasme, ses enfants l’entraîneraient ; il s’y accrocherait, les suivrait ; il y arriverait cette fois ; il ne les abandonnerait pas… Bien sûr les guerrières ne l’ont même pas laissé rentrer. Il attendrait donc, résolument, la prochaine éclosion massive, m’a-t-il crié ; mais il est mort de froid dès la première nuit.
Au matin, à marée basse, j’ai traîné son corps jusqu’au bord de l’eau, où laborieusement je l’ai rempli de sable, par la bouche, autant que j’ai pu, avant qu’elle remonte.