Journal du conteur

Les positions

Dès longtemps avant le départ, j’étais resté le seul survivant de leur couvée annuelle. Vous imaginez comme vos grands-parents me protégeaient. Toute ma première Grande Migration, je l’ai passée entre eux deux, aile contre aile, en plein ensemble, sans un instant de liberté pour la curiosité ni les expériences. Certes, j’ai bien appris à voler de conserve : suivant sans remous, calquant ma vitesse et mes mouvements sur ceux de mon voisin, de sorte qu’une impulsion donnée de la pointe ou d’un flanc parcoure comme une onde la colonie entière — c’est exaltant à vivre, bien que fugace, et surtout c’est émouvant à voir. Bien sûr j’ai appris les autres nécessités vitales. À l’arrivée, la prise d’aspiration était devenue pour moi un réflexe aussi fiable que la respiration ; je sentais le vent ; j’étais aussi économe de mes forces que possible. Mais j’étais frustré plus encore qu’épuisé.

Ce n’est qu’au retour, l’année d’après, papa étant mort et maman vieille, que j’ai pu essayer autre chose. Pour la pointe, j’avais toujours senti que je ne serais pas de taille ; ayant grandi seul, je n’ai pas appris à me battre. Mais j’ai tenté le flanc : juste après celle de meneur, c’est la position la plus dure. Il y faut lutter contre des rafales et des turbulences qu’au sein de notre masse des milliers de corps ont déjà coupées ou régulées. C’est presque comme si vous faisiez le voyage tout seul — sauf qu’en cas de danger vous n’êtes qu’à quelques coups d’aile de la nuée protectrice. Là sur les flancs, dans les conditions les plus exigeantes, j’ai appris à fond l’art du vol. J’ai pu tester ma vitesse de pointe ; c’était grisant ; mais j’ai vite compris que je ne pourrais pas tenir toute la Grande Migration là, faute d’endurance. Or, parce qu’une fois j’avais été le premier à distinguer un dangereux rapace en piqué, on s’est aperçu que ma vue était extraordinairement perçante. (Vos grands-parents ne l’avaient pas soupçonné, ayant eux-mêmes la vue basse.) C’est ce qui m’a valu de monter à la vigie. J’y suis resté tant que j’ai pu — les plus belles années de ma vie. Loin au-dessus de la nuée, avec les rares élus, au sein du rempart que la garde des longues-serres nous fait de leurs grands corps, à exercer la responsabilité cruciale et prestigieuse : surveiller le ciel à la recherche des rapaces ; distinguer les nuages à fuir de ceux à fendre pour nous y abreuver ; découvrir du plus loin les essaims d’insectes qui nous empêcheront de mourir de faim ; surtout, rechercher les repères confirmant la bonne orientation du vol, et rassurer ou alerter les meneurs, lesquels, dépendant de nos avis, nous écoutent et nous respectent ! Je sais que pour certaines vigies, qui n’aspiraient qu’à la sécurité chaleureuse du nombre, cette fonction éminente est un supplice, et leur vue rare, une malédiction. Mais moi j’aimais tellement cette position que, même lorsque j’étais de repos, je restais là-haut avec mes pairs et amis : sans troubler leur concentration — à la vigie, on parle peu et bas —, j’admirais de loin la nuée fluide et légère, ou bien je somnolais dans leur sillage, ou encore je planais simplement les yeux fermés pour les reposer, écoutant le vent.

Quand ma vue a baissé — bien trop tôt —, j’ai dû réintégrer la nuée. Comme je n’avais pas encore l’âge où la faiblesse condamne aux seules positions intérieures, je me suis fixé en queue. Je m’y laisse même distancer légèrement : il reste assez de chaleur et d’aspiration, mais il n’y a plus de presse, et les cris sont assourdis. Là, fidèle à mon acquis, je continue à n’être qu’un grand œil — qui désormais, par plaisir, contemple la Terre. Plaisir des reliefs et couleurs variés ; des formes et des masses ; plaisir des longs fleuves, sinueux, brillants, ramifiés ; plaisir étrange des déserts, immenses et inquiétants ; plaisir de la comparaison subtile, des ressemblances et différences, entre deux forêts par exemple, entre deux montagnes, mais aussi entre elles-mêmes et leurs états antérieurs ; plaisir des bouleversements, submersions, assèchements, verdissements, déboisements par le feu… Ce qui n’était qu’un décor, un obstacle, un ensemble de signes dont l’immense majorité sans pertinence, est devenu un compagnon de voyage — que je me réjouis de retrouver tantôt, car le départ est imminent : je le sens dans ma poitrine ! Lissez bien vos ailes ! Et décidez quoi faire de la liberté que je vous laisse. (Je suis sûr que votre mère aurait fait de même.) Pour la vigie, je ne crois malheureusement pas que votre vue suffise. Pour les autres positions : testez-vous au moins une fois ! Vous allez peut-être vouloir rester au milieu, au chaud, protégés, soutenus de toutes parts. Vous allez vouloir vous mettre devant, nous montrer que vous êtes les plus rapides, malgré votre vol encore grossier. Vous allez vouloir vous mettre en queue, pour nous observer, nous juger sans être vous-mêmes observés ni jugés. Vous allez voir sur terre des choses qui vous rendront curieux… Rappelez-vous seulement, constamment, la consigne primordiale : restons groupés. La Grande Migration est si longue, les calories à grappiller en route sont si rares, que la colonie n’a ni le temps ni la force d’attendre les traînards, de retenir les impatients, de rattraper les téméraires, de rechercher les distraits égarés. Ceux-là sont tous condamnés — sans chaleur partagée ni aspiration, sans repos alterné, sans positions complémentaires… Une fois arrivés, une fois achevée l’inévitable reconquête de nos havres périodiques — vous pourrez vous égailler.

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