Journal du conteur

Tous les jours je passe par le même carrefour…

Tous les jours je passe par le même carrefour de deux routes. La première mène tout visiblement dans la vie : elle est bordée de fleurs, longée de nombreuses personnes à pied où montées sur les véhicules les plus divers ; elle est bruyante de l’exubérance de la joie de vivre, de la bonne humeur des travailleurs ; elle mène en ville. L’autre route est austère, c’est un chemin inculte, tantôt caillouteux ou sablonneux, tantôt barré par des ronces, désert, solitaire : il ne suscite pas le désir du regard. Et pourtant je sais bien que c’est lui qui mène à ma véritable existence, celle que j’ai choisie, celle que je désire. Je le sais : jamais il ne m’advient, à l’instant quotidien où j’arrive au carrefour, de méconnaître le sens des deux chemins — et pourtant, la plupart des fois, c’est le mauvais chemin que j’emprunte, le premier. Je longe la foule et je ne partage pas sa joie ni sa bonne humeur. Toutes les fleurs m’apparaissent ternes, absurdes ; j’arrive en ville, et la ville est vieille, sale, grise, c’est une jungle que je veux fuir. Le soir je rentre et l’anxiété, depuis le moment du choix au carrefour, ne m’a pas quitté, minant toute la joie que j’aurais pu grappiller. Mais les rares fois, les quelques jours par mois où je trouve, au carrefour, le courage de prendre le bon chemin, j’ai toujours l’heureuse surprise ou la confirmation de redécouvrir que, passés les premiers mètres, le chemin se déploie dans la vastitude, clair et long ; il n’y a pas foule, mais je ne le parcours pas tout seul ; ceux qui sont là, je peux leur parler avec un plaisir d’autant plus grand que la sérénité de l’assomption m’a gagné, que je suis réunifié, qu’au creux de moi nulle angoisse ne point. Ce chemin-ci, je le sais même si tous les jours je l’oublie, fait une boucle : tous les soirs il me ramène au carrefour, à l’issue d’une journée gagnée.

Et malgré tout, je continue de prendre, presque tous les jours, le mauvais chemin.

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