Journal du conteur

Un sujet

Le voici qui s’avance en pleine lumière, afin que tous autour le voient et puissent à loisir l’observer. Des murmures parcourent les rangs et les gradins, des bras se tendent, surtout d’enfants. Il tourne lentement sur lui-même, pour se présenter à chacun sous tous les angles. Il observe lui aussi, peut-être avec plus de curiosité encore, les regards fixés sur lui ; mais il a beau plisser les yeux, la lumière dans laquelle il se tient l’éblouit, il a beau se concentrer sur telle étincelle aperçue dans tel œil, il ne distingue rien clairement ; à chaque tour tout a changé dans les yeux qu’il voudrait scruter mais qu’il ne fait qu’apercevoir un instant sans pouvoir y deviner grand-chose d’autre qu’une curiosité peut-être malsaine, une fascination peut-être morbide, un dégoût largement exagéré. À force de plisser les yeux, il commence à avoir mal à la tête ; il se résigne donc à ne pas satisfaire sa curiosité, il ferme les yeux. Toute pudeur l’a abandonné, il pourrait se dévêtir s’il le fallait, se montrer nu à tous, sans même cacher de ses mains ses parties génitales. Ce serait plus dur de le faire en gardant les yeux ouverts, mais il pourrait certainement s’y habituer jusqu’à l’indifférence. Mais nul ne le lui demande, il semble y avoir bien assez d’étrangeté dans la posture, dans le visage d’un seul homme pour satisfaire la curiosité du public. Voici un sujet.

Bientôt il a mal aux jambes, il s’assoit par terre, et finit même par s’étendre, un bras sur les yeux car la lumière est si forte qu’elle transperce ses paupières. Ainsi les gens le voient moins bien. Quelques-uns s’approchent, l’effleurent, le caressent, commencent à le déshabiller. Des enfants lui tirent les oreilles, lui écartent les paupières, heureusement aussitôt repris et punis par leurs parents désolés ou du moins inquiets. Un qui est médecin remarque, désigne, et explique à haute voix la vieille cicatrice de son abdomen. Une femme lui arrache un cheveu d’un coup sec, qui le fait tressaillir : il ouvre les yeux et se redresse en sursaut. Tous s’écartent brusquement, trébuchant les uns sur les autres. Il se reprend aussitôt, lève haut un bras en signe d’apaisement. Les voici rassurés. Il reste assis, une main en visière, l’autre tendue. Un homme s’approche et la lui serre. Il s’y accroche, l’autre comprend, tire, et le relève. Il est de nouveau debout. Il rajuste ses vêtements sans précipitation, jette un dernier coup d’œil alentour et se dirige doucement vers la porte, d’un pas traînant. La foule s’écarte pour le laisser passer. Il sort de la lumière puis de l’arène.

Les gens regagnent leur place, dans l’attente. Il hésite un moment, dehors, puis monte à son tour dans les gradins. Personne ne le reconnaît, il s’assoit à côté d’un enfant qui ne tourne même pas la tête sur lui. Il attend comme les autres, mais sa patience est limitée par sa fatigue ; il lui semble que personne d’autre ne se présentera ce soir-là, et il s’en va parmi les premiers.

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