Journal du conteur

Les géants se sont donné pour mission…

Les géants se sont donné pour mission de sauver les hommes. Ils parcourent la terre avec leurs grandes loupes à la recherche des trous où les hommes se sont enfouis dans leurs cercles vicieux, et dès qu’ils en trouvent un ils enfoncent leur grande main dans le trou, tâtonnent doucement et en tirent l’homme effrayé mais bientôt reconnaissant qui s’y morfondait. Ils le portent un moment sur eux, durant le chemin de retour vers les camps d’hommes qu’ils ont créés. Ils ne font évidemment pas un voyage par homme, ils mettent à profit chaque pas pour la recherche. C’est pourquoi un homme tôt sauvé peut rester plusieurs semaines sur son géant, comme en voyage. Quand finalement le géant rentre au camp le plus proche (pas forcément celui d’où il est parti) et y dépose ses hommes, ceux-ci le remercient et s’en vont retrouver leurs pairs dans la joie. C’est pour les protéger d’eux-mêmes que les géants ont grillagé les camps des hommes : là-dedans, pas de trou, que des arbres et des fleurs et une perpétuelle fête. Les géants prennent sur leur large dos tous les soucis.

Mais parfois, un homme reste insensible à la fête ambiante et longe tout le jour le grillage circulaire qui enclot le camp. Les géants le remarquent et leurs sourcils se froncent : encore un insatisfait, absurdement désireux de la liberté de retomber dans tous les trous creusés par le hasard sur son chemin. Les géants se déguisent et tentent de dérider le malheureux, essaient de le raisonner : n’a-t-il pas là tout pour être heureux ? ne peut-il pas se défaire de ses espoirs et désirs illusoires ? L’homme leur donne raison sur tout, mais il ne peut pas renoncer. Et quand, une nuit quelque temps plus tard, les géants de garde le voient s’enfuir par le trou qu’il a percé — ils le savent bien — dans le grillage, ils détournent tristement la tête et font semblant de ne pas le voir, et la pitié donne mal au ventre aux plus sensibles d’entre eux. L’homme s’éloigne rapidement, au comble de la joie, excité par sa réussite et tendu par l’espoir de l’horizon.

Mais voici qu’un échappé, pour la première fois, ne s’enfuit pas : il s’installe à côté des géants, de l’autre côté du grillage. Il organise un troc avec les hommes du camp : il échange ce qu’il se hasarde à aller glaner dans la nature sauvage contre un peu de la manne que les géants font pleuvoir sur le camp. Les géants, incrédules, l’observent quelques mois, ne sachant comment réagir. Par le trou qui sert aux échanges entre le monde et le camp, quelques hommes maintenant se risquent, enhardis par la bonne mine de leur sauvage congénère. L’homme s’est construit une cabane contre le grillage, et c’est à travers le grillage qu’il rencontre l’amour pour la première fois. La plupart des hommes ont toujours peur du dehors, la majorité n’a pas ou plus de curiosité à son égard et aucun désir d’y aller ou d’y retourner. Mais ceux qui le veulent désormais le peuvent, par le trou entretenu et agrandi, quoique maintenant fermé par une porte artisanale — la première œuvre de l’industrie humaine dans le camp. L’homme y tape à ses retours, et bien vite on lui ouvre, curieux des trésors qu’il ramène. C’est à l’occasion d’un de ces retours qu’un vieux géant qui a longtemps observé ce manège interpelle l’homme : « Tu triches ! lui dit-il, tu dois choisir ! » L’homme, qui s’attendait depuis longtemps à ce moment, avale sa salive et dit, calmement, fermement, d’une traite et d’une voix bien audible même pour l’ouïe faible des géants : « Je savais bien que ça ne pourrait pas durer toujours. Mais je vais rester ici, et attendre que vous me chassiez, ou pire. »

Le lendemain au réveil, les hommes découvrent incrédules et pour la plupart terrifiés que les géants ont disparu pendant la nuit.

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