Journal du conteur

Depuis qu’il en était…

Depuis qu’il en était, il avait pris la mauvaise habitude de dévisager tous les gens, de les regarder dans les yeux, à la recherche de ses camarades (de ses complices, dans le vocabulaire de leurs ennemis). C’était dangereux, il le savait ; il n’y avait rien à chercher sur les visages, on devait s’attendre à y trouver un optimisme béat. On ne devait même pas « s’y attendre », car cela pouvait signifier qu’on aurait pu s’attendre à autre chose ; non, il fallait les voir, sans les regarder, et constater sans aucune surprise l’optimisme béat qu’ils irradiaient. Car si la police secrète vous surprenait à dévisager les gens, surtout avec le regard inquisiteur qu’il était difficile de ne pas avoir ce faisant, vous étiez fichu. D’ailleurs la recherche, en plus d’être inconsidérément dangereuse, était inutile : si vous croisiez un regard où brillait ce que vous cherchiez, vous ne pouviez pas vous y fier, c’était probablement un piège tendu par un agent double. Il savait tout cela, pour se l’être répété des dizaines de fois. Mais il avait encore, malgré les mois passés, le plus grand mal à s’abstenir de marcher dans la foule les yeux levés et mobiles. Il était difficile de vivre seul et sans espoir, il était encore plus difficile de lutter seul et sans espoir, sans encouragement, sans amitié, sans réconfort. Heureusement pour lui il était petit, on ne le repérait pas de loin.

Il avait des alliés, mais il ne les connaissait pas. Pour leur sécurité à tous, certes ; mais certainement pas pour leur santé. Il était épuisé, nerveusement. Je vais me trahir, pensait-il sans cesse, et cette pensée ne faisait qu’augmenter la nervosité qui justement risquait de le trahir ; c’était un cercle vicieux dont il ne parvenait pas à sortir, dont il ne savait pas comment sortir. Il avait besoin d’aide, et il en cherchait. Je dois parler à quelqu’un, se disait-il, et vite. Il rêvait de s’abandonner. Certes il s’abandonnait aux ordres, mais les ordres étaient abstraits, froids, il voulait de la chaleur humaine, il voulait qu’on l’écoute épancher ses doutes, ses craintes, ses espoirs (même s’il savait — justement parce qu’il savait — qu’il ne devait en avoir aucun), il voulait qu’on réfléchisse avec et pour lui. C’en était au point qu’il éprouvait parfois la tentation morbide de se livrer, simplement pour être pris en charge, interrogé et écouté. Comme il se reposerait ! Plus de lutte, clandestine, contre soi et contre le monde entier ; enfin, une vie dans la franchise, plus de ce mensonge constant qui vous rend mauvais et malheureux. S’il n’y avait pas la torture, s’il n’y avait pas la trahison dont immanquablement il se rendrait coupable (même si, en vertu de l’organisation de la résistance, il n’aurait pas beaucoup de secrets ni de noms à livrer), il l’aurait peut-être sérieusement envisagé. Mais il avait trop peur de la souffrance physique. Il avait eu deux occlusions intestinales dans sa jeunesse, et leur douleur intolérable, sans repos, avait épuisé toute sa résistance à la douleur. Il savait que s’il était pris il ferait, dirait, signerait n’importe quoi, absolument n’importe quoi pour échapper à la torture. Mais il savait aussi qu’il serait torturé quand même, simplement pour le terrifier, le briser, pour annuler en lui toute volonté. Il espérait avoir le courage de se tuer, il savait que ce serait très dur — c’était justement, en grande partie, parce qu’il aimait la vie qu’il était entré dans la résistance — mais il espérait quand même trouver in extremis, quand le piège serait sur le point de se refermer sur lui, le courage d’appuyer sur la détente, d’avaler le cyanure ou de se trancher la gorge… Mais il n’avait ni pistolet, ni cyanure, ni lame de rasoir ; et de toute façon, on était toujours pris par surprise. Il était plus que démoralisé, il était désespéré… il était sorti du cercle vicieux. Le désespoir était ce qu’on attendait de lui. Il se comportait mieux, il ne dévisageait plus les passants. Mais il n’était pas encore tel qu’il aurait dû : il marchait désormais la tête basse, regardant ses pieds, les mains dans les poches et il donnait des coups de pied dans les graviers. Je dois relever la tête, se tança-t-il, je dois faire comme les autres, voir du même regard vide, laisser pendre mes lèvres dans le même sourire stupide, inconscient, innocent. Je peux siffler, cela oui, et je ne m’en priverai pas. Siffler une marche, un air militaire bien cadencé. Me laisser entraîner par son rythme martial. Les sons sortirent de ses lèvres, à peine audibles, assourdis par la position de son menton contre son sternum. Il s’efforçait de ne pas penser aux paroles qui défilaient dans sa tête, il les remplaçait par des paroles de son invention, qui exaltaient les idées mortellement interdites auxquelles il croyait. Mais il cessa cela aussi, de peur de se trahir en chantonnant ces paroles scandaleuses. Toutefois ça y était, la musique avait fait son effet. Il redressa la tête. Il pouvait sourire, ses yeux brillaient. Il siffla plus fort. Il entendit la rengaine éclater plusieurs fois sur son passage, reprise, peut-être inconsciemment, par d’autres lèvres dociles. Ses pas avaient pris le rythme de la marche triomphale, et bien que, contrairement aux paroles originales de la chanson, ils ne le portent — il le savait — qu’à la mort et vers nulle apothéose, il les suivait avec une allégresse qui n’était pas forcée.

L’espion ne l’avait pas quitté des yeux et un sourire malicieux fendit un instant son visage quand il vit la démarche, le sourire, le regard de l’homme qu’il espionnait depuis des mois. Allons, se dit-il, celui-là est presque mûr. Il suffira d’un coup de pouce pour en faire le plus loyal des agents doubles.

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