Journal du conteur

La mission qu’on m’avait confiée…

La mission qu’on m’avait confiée était de la plus haute importance : je devais chercher un innocent. Chez nous, il n’y avait plus depuis déjà bien longtemps aucune chance d’en découvrir un seul, et chez nos voisins non plus. Le seul endroit où il restait un espoir d’en trouver un, c’était le pays le plus pauvre du monde, et j’y avais donc été envoyé. Là, je me renseignai auprès des autorités : je cherchais la famille la plus indigente et la plus malheureuse du pays. Mais ce pauvre peuple n’avait presque pas d’état civil, et on ne put me renseigner précisément. Allez dans les montagnes, c’est la région la plus misérable, fut tout ce que j’obtins. J’y allai donc, obéissant, et je parcourus les villages, en demandant partout la famille la plus pauvre et la plus malheureuse. Quelques-uns avaient encore trop d’orgueil pour se porter candidat, mais la plupart des hommes et femmes que j’interrogeais se déclaraient tels. Viens chez moi, disaient-ils, espérant une récompense, ou du moins une absolution. Ils m’offraient maigre pitance, mais je n’avais aucune pitié : non, il devait y avoir plus pauvre encore ; ici, l’innocence n’était pas pure. En mon for intérieur, je n’acquittais pas ; certes je ne condamnais pas non plus : leur vie suffisait. C’est par hasard, ayant perdu le chemin que je m’étais fixé (le pays était si pauvre qu’il n’y avait ni routes ni panneaux indicateurs), que je trouvai la famille que je cherchais. Le père était mort dans un accident, il ne restait que la mère, dans le même accident elle avait perdu une main, l’ouïe et toute beauté : elle était défigurée, sans nez, sans dents, sans cheveux, il ne lui restait qu’un œil, et un seul fils, réchappé à cet accident : un petit dieu d’innocence : né aveugle, paralysé, nain, bossu, tordu ; illettré, arriéré, sans parole. Voici un saint me dis-je. Celui-là je l’acquittai. Je ne le ramenai pas : soigné, éduqué (si possible), il aurait perdu son innocence, et nous avions trop besoin d’un innocent, d’un seul innocent dans ce monde. Je me gardai donc d’aider en rien cette famille, je me montrai sans pitié alors même que je découvrais ce sentiment en moi, au contraire je ne cachai pas le dégoût que m’inspirait l’avorton (chez nous on ne l’aurait sans doute pas laissé vivre), qui puait comme un bébé qu’on n’a pas changé depuis plusieurs jours. Je rentrai droit faire mon rapport. J’ai trouvé un innocent, leur dis-je, et je détaillai ma découverte ; heureusement, conclus-je, elle ne suscite aucune envie. Tout le monde fut soulagé : aucun rédempteur n’était encore en route, l’innocence était payée bien trop cher. Un chef proposa même qu’on envoie de l’argent pour faire mettre le monstre à l’hôpital : ça n’a pas d’importance, argua-t-il, ça ne fera guère de différence ; espérons seulement qu’il y meure jeune.

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