Journal du conteur

Parvenu sur le piédestal…

Parvenu sur le piédestal, je savoure un instant l’horizon offert, puis me retourne pour contempler le chemin parcouru, l’ascension accomplie. Quelle n’est alors pas ma surprise de constater que mes deux alter ego sont encore en contrebas, à se battre tout contre le socle de pierre, l’un pour monter, l’autre pour l’en empêcher ! Que m’est-il arrivé ? Je me suis extirpé de ma duplicité. Les voilà qui tournent autour du piédestal, l’un de face et l’autre toujours de dos. Que pourrais-je faire ? Je les observe, en souriant sans bien comprendre mais en me réjouissant d’être là, simplement. Eux je les comprends, puisque je les connais si bien l’un et l’autre. C’est pourquoi je peux me permettre de les taquiner : de la hauteur que j’ai atteinte, leur lutte ne me paraît plus si importante, comme une guerre de fourmis. J’imite les bruits des animaux, pour distraire un instant leur attention seulement et malheureusement concentrée sur l’adversaire ; je jette au milieu du combat les feuilles, les graines, les brindilles, les cailloux que les intempéries et les animaux ont laissé au sommet du piédestal, et je ris tout seul de ces diversions. Ils collaboreraient presque pour les résoudre ! Mais non, bien sûr, chacun a peur que l’autre profite de son dos tourné. Par moments l’un ou l’autre jette un coup d’œil sur le piédestal, apparemment sans me voir, et le combat reprend, et à les voir retenir si consciencieusement leurs coups, je comprends qu’ils en ont pour la vie et que même ils n’ont peut-être pas d’autre désir, inavoué, que de le faire durer autant qu’eux-mêmes. Je regarde l’espace qui les sépare : ma place est là, au milieu d’eux, me dis-je, entre mes deux visages, mes deux accents, mes deux pulsions, au cœur et au sein de ma duplicité même ! Mais je ne me résous pas à redescendre, oh ! non !

La vie dure ainsi jusqu’au jour où ils finissent par m’apercevoir, et à comprendre instantanément ce qui s’est passé. Aussitôt le combat s’arrête, et sans même s’être consultés les voilà qui m’admonestent et m’intiment de descendre. Ils me menacent de leurs risibles épées au tranchant et à la pointe émoussés. Comme je ne bouge pas et me contente de sourire, ils se mettent à escalader le piédestal pour venir me chercher. Mais une fois en haut ils voient au loin, ils voient en bas, ils voient le monde et le passé, et ils me comprennent. Ils se regardent, et je discerne dans leurs yeux une connivence tacite que je n’avais pas anticipée… l’instant d’après les épées sont brandies et le combat recommence, sur l’étroit espace du piédestal, avec moi allongé au milieu, les mains sous la tête et les yeux au ciel. Sourire et soupir. Nous y voilà, me dis-je.

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