Journal du conteur

À force d’hésiter, nous les errants…

À force d’hésiter, nous les errants sommes devenus chétifs, tremblants, peureux, excessivement nerveux et sensibles. Le doute nous a terrassés. À chaque croisement, nous sommes nombreux à guetter les autres, les nouveaux, à la recherche d’un peu de décision, avec un espoir tendu à se rompre ; et dès que passe à notre portée quelqu’un qui veut quelque chose, quoi que ce soit, nous nous accrochons à lui comme au sauveur, comme moule à sa roche, et nous laissons traîner, enfin délivrés du souci des carrefours. Aussi rapide qu’ait été l’homme décidé à fendre notre foule, il n’a pu échapper à notre agrippement ; c’est ainsi toute une file ou une grappe d’hommes qu’il tire après lui. Dans cet assemblage, nous somnolons, calmés, contemplons le paysage défiler comme une histoire, ou au contraire bavardons avec des éclats de rire et des emportements qui tranchent avec le peu de vigueur que, si peu de temps auparavant, nous affichions. L’homme sûrement ne nous entend pas — sinon comment supporter pareil bavardage — mais voudrait-il se débarrasser de nous qu’il ne le pourrait de toute façon pas. Car nos mains, elles, ne doutent pas, elles savent quoi faire, et comment ! Il ne lui sert à rien de secouer son dos, ses membres : c’est la fatigue seule qui nous vaincra. L’homme, tendu vers son but mystérieux pour nous, avance sans relâche, sans faiblir, et ne tarde pas à épuiser nos maigres forces. Alors, l’un après l’autre, nous lâchons prise, et le regardons s’éloigner toujours décidément, de plus en plus vite à mesure que ses parasites sont moins nombreux. De là où notre faiblesse nous a largués, nous avançons péniblement jusqu’au prochain carrefour, où nous rejoignons la foule des indécis.

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