Journal du conteur

CS

L’été qui suivit l’institution du Crédit Social comme nouvelle monnaie d’échange mondiale — je venais d’avoir 18 ans —, je cherchai du travail pour la première fois. J’en avais besoin, pour payer les frais de scolarité de ma première année universitaire. Le nouveau système nous privait radicalement de repères, de sorte que beaucoup de demandeurs d’emploi se trouvaient désorientés. Certains le sont encore ! Pour ma part, je croyais avoir plutôt bien compris le nouveau système. J’avais étudié longuement les brochures gouvernementales, aux titres pompeux : « CS : démocratie et volontarisme » ou bien : « CS : une méritocratie sociale » et d’autres du même genre que j’ai oubliés. Les brochures étaient claires et didactiques : à la suite de la plus effroyable crise économique que le capitalisme mondialisé ait jamais produite, qui avait entraîné la mort par famine de centaines de millions d’hommes, des révoltes et des guerres terribles en Afrique, en Asie, et dans une partie de l’Amérique du Sud, à la suite de la faillite de plus de la moitié des états souverains et de quasiment toutes les banques et compagnie d’assurances publiques et privées du monde entier, qui avait elle provoqué une récession sans précédent et la mise au chômage de plus de cinquante pour cent des actifs dans un grand nombre de pays… il avait enfin été décidé, dans l’urgence — puisque des siècles d’avertissements n’avaient pas suffi à corriger en douceur les comportements des financiers, les excès des privilégiés, les théories pseudo-scientifiques des économistes en blouse blanche et les mœurs des politiciens corrompus — il avait été décidé de révolutionner l’économie mondiale. L’économie monétaire telle qu’elle existait depuis des milliers d’années, si elle avait certes participé à la diffusion de la civilisation (dont le nom n’était pas alors usurpé), à cette époque était devenue une institution néfaste, incontrôlée, perverse, absurde, irréelle, sans rapport avec la véritable vie économique productive et créative. Des millions d’hommes avaient gaspillé leur intelligence pendant des milliers d’années à complexifier indûment la finance, cette branche des mathématiques trop haute pour la plupart des gens, dont une infime minorité seulement pouvait cueillir les fruits tandis que les milliards de travailleurs perdaient peu à peu leurs illusions et apprenaient à se voir pour ce qu’ils étaient : rien de plus que des esclaves : les cordons de la bourse avaient simplement remplacé les fers. Tout à coup — comme par hasard ! — les yeux des puissants se dessillèrent, leurs mains s’ouvrirent, et les églises de toutes confessions retentirent pendant des mois des échos des confessions publiques et des repentirs parfois sincères mais toujours trop tardifs de ceux qui nous avaient menés au chaos. Ceux qui ne finirent pas lapidés sont aujourd’hui en prison, ou devenus de misérables vendeurs de voiture, de bijoux… Les travaux de balayeur des rues, d’éboueur, sont trop bons pour eux : ce sont des travaux sociaux, des travaux en faveur du bien public, utiles et nécessaires, et à ce titre ils sont admirables et bien rémunérés ; au contraire, les voitures et les bijoux, entre autres, sont un luxe dégradant, réservé aux faibles, aux égoïstes, et à cet égard en vendre rapporte peu et est honteux. Aboutissent là ceux qui n’ont pas eu assez de volonté d’améliorer le sort des hommes, qui n’ont pas su œuvrer pour le bien commun. S’ils avaient pu reprendre leurs études, comme tout le monde ils auraient voulu être enseignants, puériculteurs, médecins, pompiers, agriculteurs… Ils en sont très loin, et leur salaire comme leur poids électoral sont négligeables. Car la démocratie elle aussi est bouleversée, quoique dans une moindre mesure : désormais, les hommes et femmes qui sont les plus altruistes, qui font le plus de bien autour d’eux, et donc à la société en général, qui œuvrent pour le bien public et non pour leur égoïste profit privé, sont ceux qui bénéficient du coefficient électoral le plus élevé. Leur voix vaut plus que celle d’hommes moins engagés dans le service public et social ; ce simple système, à lui seul, nous a sauvés des politiciens corrompus et égoïstes, seulement occupés à satisfaire leur vaniteux goût du pouvoir, à s’enrichir, eux et leurs amis, au détriment de la communauté, et à choisir démagogiquement les thèmes et termes de leurs discours, leurs méthodes, les éléments de leurs programmes et les réformes qu’ils mènent à bien, dans un but uniquement électoral, sans penser au bien commun à court et encore moins à long terme — avec le résultat qu’on sait, le résultat que tout le monde avait encore en mémoire à ce moment-là, au plus fort de la crise, avec les images des émeutes meurtrières et des guerres civiles dans les pays pauvres, dont nous, citoyens de la vieille Europe occidentale, n’avions heureusement connu et pratiqué que des versions douces, beaucoup moins violentes — sans doute parce que notre désespoir était lui aussi moins violent : nous ne mourrions littéralement pas de faim, même si la majorité d’entre nous avait perdu son travail. Ceux qui nous avaient amenés là étaient alors jugés avec une rigueur dont nous ne rougissons pas, tandis que les dizaines de milliers de milliards qu’ils s’étaient appropriés par leur manigances souvent illégales et toujours immorales étaient confisqués avec le reste de leurs biens et suffisaient à peine à nous préserver de la famine dans un monde où la valeur de l’argent n’était plus clairement définie, jusqu’à ce que le CS soit institué. Voilà en gros ce que résumaient les préambules des brochures explicatives que je lisais avec ferveur à cette époque, dans le petit appartement de mes parents où je n’avais même pas de chambre, dormant sur le canapé et passant mes journées sur la minuscule terrasse en rez-de-jardin qu’ils partageaient avec les voisins, sous un parasol qui me protégeait du soleil mais hélas pas de la chaleur caniculaire qui rendait indubitable le réchauffement climatique prédit depuis longtemps. Mes parents ne payaient plus leur loyer, la modeste pension d’invalidité de ma mère n’était plus versée régulièrement, et arrivait parfois amputée de moitié voire des deux tiers. Heureusement mon beau-père avait encore son travail à la mairie. Auparavant, il nettoyait la cantine de l’école municipale après le repas de midi. À partir de ce moment, il fut employé comme homme à tout faire dans l’école, dans le gymnase attenant où des familles qui n’avaient pas eu notre chance s’étaient installées avec l’accord sinon la bénédiction du maire, qui n’aurait de toute façon pas pu s’y opposer quand même il l’aurait voulu. Mon beau-père essayait de maintenir un minimum d’hygiène dans ce chaos, les enseignants travaillaient quinze heures par jour, l’école s’était transformée en garderie et en centre de distribution de la nourriture réquisitionnée auprès des producteurs qui n’avaient pas encore compris le sens du temps et qui avaient refusé d’échanger le résultat de leur travail contre juste de quoi survivre. Mon beau-père était rémunéré en nature ; il n’aurait guère eu plus s’il s’était contenté de faire la queue avec les chômeurs devant le réfectoire, mais au moins nous mangions chez nous, dormions sous un toit, d’autre part il se rendait utile, et en ce temps-là, où la pureté morale et l’utilité sociale étaient recherchées aussi avidement et urgemment que l’eau potable, c’était un bien pour nous, grâce à son travail nous ne risquions rien de plus que la pauvreté — qui était de toute façon le lot commun. Je l’aidais parfois, mais j’étais timide et la foule m’effrayait, je préférais passer mes journées dans le jardinet à soigner les tomates qu’il avait plantées et qui nous ont sauvé bien des repas, ou à parcourir les champs et les terrains vagues en quête de quelque chose d’utile à ramener. Ma mère ne sortait pas de la maison, à cause de sa maladie elle avait peur de tout. Elle passait parfois plusieurs jours sans quitter son lit, sans se laver ni se coiffer, à manger les sempiternels plats de pâtes que je lui apportais. L’hiver vint et pour la première fois j’ai béni le réchauffement climatique, sans lequel, avec l’électricité qui restait parfois coupée pendant des jours et l’impossibilité de se faire livrer du bois, du fioul, du gaz comme de ramener du bois des forêts faute d’énergie pour nos véhicules — du moins ceux qui avaient réchappé au vandalisme —, nous serions sans doute morts de froid si nous avions dû affronter les mêmes hivers que quelques décennies plus tôt. Mon beau-père avait fait valoir sa capacité d’organisation, et le maire le consultait maintenant régulièrement ; les tâches étaient de toute façon beaucoup moins définies qu’auparavant, chacun s’affairait là où il y avait besoin, au gré de son courage, de sa bonne volonté, de sa fatigue… Internet revenait peu à peu, et je passais des heures à réparer, à reconfigurer les routeurs et les ordinateurs chez tous nos voisins et à la mairie même, en aidant le responsable du réseau, qui était devenu à peu près fou. C’est pendant cet hiver que le CS fut institué, à l’issue d’une conférence mondiale où pour la première fois la fraternité, l’altruisme, la solidarité — ou simplement le bon sens — triomphèrent. Le principe en était simplissime, expliquaient les brochures : le montant des rémunérations serait désormais indexé sur la seule valeur sociale des contributions. C’est pourquoi des emplois réservés aux pauvres et aux immigrés depuis des siècles — typiquement : éboueur — devinrent tout à coup, suivant la nouvelle grille mise en œuvre, des emplois très rémunérateurs — sans excès cependant : il n’était plus question de laisser quelques-uns accaparer la richesse au détriment de la majorité. L’échelle des salaires ne s’éloignait guère de celle imaginée par Platon : de un à trois. Combien d’heures j’ai passé sur cette grille, à comparer les salaires de mes différentes ambitions et à réfléchir à mes capacités, mes limites, à m’interroger sur ma moralité, sur mon degré d’altruisme ! L’université avait prévu de rouvrir en septembre, et je devais choisir ce que j’allais étudier, ce que j’allais faire de ma vie, la valeur du service social que j’allais essayer de rendre à la société. On avait distribué un minimum de CS, mais qui voulait plus devait agir — c’était le sens du slogan : démocratie et volontarisme ! Les coûts en CS de l’inscription à l’université m’avaient d’abord effrayé, d’autant qu’il fallait avoir gagné soi-même cet argent, impossible de se le faire donner par ses parents (cette année-là et celles qui suivirent, dans la plupart des cas ils ne l’auraient de toute façon pas pu). Elles se méritaient, ces études — d’où le sens de cet autre slogan : une méritocratie sociale. C’était un cercle vertueux : si vous étiez assez altruiste pour effectuer des tâches qui vous vaudraient — relativement — beaucoup de CS, vous pourriez accéder aux études supérieures qui vous permettraient de prétendre à des fonctions encore plus utiles à la communauté et donc encore mieux rémunérées. Et même si vous le faisiez sans être véritablement altruiste, si vous étiez un égoïste hypocrite (comme j’avais cru parfois l’être), c’était indifférent pour la société, la seule différence était que soit vous finiriez par vous trahir et par perdre votre emploi, soit la culpabilité finirait par vous ronger, vous développeriez sans doute un ulcère, ou pire, un cancer, et tant pis pour vous. Je cherchai donc le moyen de gagner des CS, mais je m’y étais pris tard, et la vague d’altruisme qui régénérait la société avait déjà emporté la plupart des meilleurs postes. Je postulais partout, mais ne recevais que des réponses négatives. C’était justice : qu’avais-je fait pendant la crise, mis à part glaner chichement dans les champs et récolter des tomates dont nous avions gardé les plus grosses ? Alors que j’étais sur le point de signer mon contrat de plongeur dans un restaurant montagnard, je trouvai finalement, in extremis, un engagement, toujours comme plongeur, mais dans un centre de vacances pour personnes handicapées. C’était un bon moyen de gagner des CS, et pas trop difficile, ni désagréable, du moins pour moi. En plus de la plonge, je servais les repas, aidais à les préparer parfois, remplaçais occasionnellement la femme de chambre, et sinon m’occupais des handicapés. Je n’avais pas beaucoup de temps libre, bien que je fusse logé sur place, mais je ne me plaignais pas ; même, je n’avais jamais travaillé si volontiers, et pouvais sentir avec un immense plaisir que je méritais vraiment les CS que j’amassais. Mes doutes sur ma moralité et mon altruisme se calmèrent : si j’étais capable de cela, de donner à manger à la cuillère à un myopathe, de nettoyer ses toilettes, de le laver, de le coucher, de le promener, de le porter, si j’étais capable de m’épuiser à la tâche collective, de huit heures du matin jusqu’à parfois minuit, je ne devais pas être un si mauvais citoyen. Il me fallait seulement, à la différence des meilleurs d’entre nous, certaines conditions. J’avais besoin de l’altruisme des plus altruistes pour pouvoir déployer le mien ! C’est ainsi que commença ma vie dans ce nouveau monde, et aujourd’hui que j’y repense, aujourd’hui que j’y vis modestement heureux et en toute bonne conscience sachant que mon bonheur n’est pas une pierre sur le dos des plus pauvres, je n’ai qu’un seul regret : c’est de n’y être pas né !

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