À mon enterrement
À mon enterrement n’est pas venu grand monde. Mes parents et grands-parents sont tous morts depuis longtemps, et je n’ai plus avec le reste de ma famille que des contacts très lointains, de ceux qui ne les incitent pas, je le conçois parfaitement, à se déplacer, un dimanche d’hiver, pluvieux qui plus est, pour supporter la tristesse ou l’ennui d’un enterrement. Je ne leur en veux absolument pas, d’ailleurs n’aurais-je pas, n’ai-je pas déjà, agi de même ? Encore je ne parle là que de la minuscule frange de ma grande famille avec laquelle le contact, même épisodique, fait de politesse hypocrite, d’indifférence polie, de bavardages insignifiants, de souvenirs triviaux et tristes ensemble, était maintenu ; il est tout à fait normal que le reste, tout le reste de ma vaste famille, qui m’ignore depuis des années, avec mon accord tacite, autant que je l’ignore moi-même, ne se soit pas déplacé. Quelle perte de temps ç’aurait été pour eux, et comme ils m’auraient maudit de la culpabilité qui les aurait obligés à sacrifier un dimanche, des heures de difficile liberté arrachée au labeur quotidien, pour aller enterrer ce presque inconnu, qui ne porte même pas leur nom. Non, je ne leur en veux pas du tout, et même, je suis plutôt content, soulagé qu’ils ne soient pas venus. Oui, soulagé surtout, car leur présence, je m’en rends compte, m’aurait embarrassé, m’aurait même pesé. C’est bien mieux ainsi. Évidemment, les quelques passants qui, depuis la muraille du cimetière, observent d’un œil morne mes funérailles doivent penser que j’étais malheureux, misanthrope ou méchant, pour que si peu de monde assiste à mon enterrement. Ils n’ont pas tort, je l’ai mérité. La supériorité que je croyais la mienne, l’orgueil que j’en concevais, m’ont éloigné de ma famille ; je ne trouvais rien à leur dire qui me satisfasse de moi, et rien dans leurs réponses pour combler ma curiosité. Je ne pense pas qu’ils m’en aient voulu, je crois plutôt qu’ils m’ont très vite oublié, sans effort, comme le plus insignifiant des lointains parents qu’ils aient jamais eu à oublier ; mon indifférence les indifférait sans doute autant que mon absence, qu’ils ont à peine dû remarquer. De loin en loin, peut-être demandaient-ils à mon père — lui qui les connaissait, qui les côtoyait tous — ce que je devenais ; mais je m’aveugle sans doute, dans un dernier reste d’orgueil ; c’est bien plus probablement mon père qui leur parlait de moi, sans qu’ils aient rien demandé. Qui leur parlait de moi sur un ton neutre, comme du temps qu’il fait, et je suppose qu’ils accordaient à ces informations autant d’attention, sinon même encore moins, qu’à celles qu’on échange à propos du temps qu’il fait… Ou bien il avait trop honte de moi, il m’avait déjà banni de ses sujets de conversation, et à force de me bannir, lui aussi, peu à peu, oublié. Il y a si longtemps de cela… Même s’il entretenait de moi le souvenir vivace dans la famille, le souvenir de ce fils prodige ou prodigue, ou indigne, après sa mort ce souvenir s’est éteint. De moi dans leur cœur, et même dans leur mémoire, il n’est rien resté. C’est pourquoi je dois remercier le hasard qui m’a fait mourir ici, aux antipodes… Si même on se souvenait encore de moi, si ma mort a produit un effet quelconque et n’a pas laissé totalement indifférent, de toute façon on n’a pas eu le temps, les moyens, de venir jusqu’ici, d’autant que la tradition est ici d’enterrer très vite les cadavres. Mais je suis, je m’en rends compte, encore trop optimiste — je n’aurais pourtant pas cru qu’il me soit resté le moindre optimisme — car, c’est vrai, rien ne me dit qu’ils soient au courant de ma mort ; comment le seraient-ils ? C’est parfait. Qui sait s’ils n’auraient pas dit « qui ça ? » à l’annonce du décès ? Il vaut mieux qu’ils continuent de m’ignorer.
Qui donc est venu alors, assister à mon enterrement ?