Journal du conteur

Tous les hommes sont de ce seul côté du précipice…

Tous les hommes sont de ce seul côté du précipice, et nombreux sont ceux qui essaient de le franchir. Un jour ou l’autre, tout homme est même presque obligé de le tenter, car ses congénères, avec le renouvellement des générations, le poussent vers l’abîme : chacun veut s’en approcher, chacun veut plonger son regard dans la profondeur insondable. Beaucoup, alors, y sont nécessairement quoique accidentellement poussés, et sombrent irrémédiablement. Les cris des hommes en train de tomber sont continuels, tant la pression de la foule vers l’abîme est constante ; mais, comme un tic-tac, on finit par ne plus les entendre.

Quand ils sont sur le point d’être poussés dans le vide, nombreux sont ceux qui tentent de sauter. Mais pour eux il est déjà trop tard : ils n’ont plus suffisamment de recul pour prendre de l’élan, et leur saut ridiculement court ne leur évite même pas toujours d’être déchirés par la paroi rocheuse avant que leurs cris soient devenus inaudibles. Il faut de l’élan, beaucoup d’élan, chacun le pressent ; mais il y a trop de monde au bord du précipice pour qu’une piste soit dégagée. C’est pourquoi la plupart des hommes, durant les quelques années qu’ils passent là, avançant millimètre par millimètre sous la poussée de leurs cadets et fils, guettent l’instant improbable où, par un heureux hasard, entre eux et l’abysse un couloir serait soudain dégagé, dans lequel ils pourraient foncer, et qui serait suffisamment long pour que leur prise d’élan puisse leur donner l’espoir de réussir le saut. Malheureusement cette condition ne se produit presque jamais ; et lorsque c’est le cas, elle ne dure en général pas suffisamment longtemps : alors que l’homme est déjà en plein élan, au milieu de sa course le couloir qui s’était ouvert devant lui se referme brusquement, et il vient heurter ses congénères au lieu de s’envoler. La bousculade qui s’ensuit se propage de proche en proche jusque loin dans la foule, tant les hommes sont serrés les uns contre les autres, et provoque un grand nombre de chutes irrémédiables avant que l’ordre — la poussée unilatérale vers le gouffre — ne revienne.

Pour la plupart de ceux qui sont finalement — brièvement — arrivés en vue de l’abysse, ceux qui n’ont pas pu tenter le vrai saut faute d’un couloir dégagé pour la prise d’élan, la tentative est de toute façon vouée à l’échec : comment quiconque, même dans les meilleures conditions, pourrait-il réussir le saut, quand l’autre côté du précipice n’est même pas visible, quand celui qui parvient enfin au bord de l’abysse ne voit rien d’autre que les immensités opposées des profondeurs terrestres et célestes insondables, séparées par un horizon plat ?

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