J’ai, non pas deux comme apparemment tout le monde…
J’ai, non pas deux comme apparemment tout le monde, mais quatre yeux. La première paire, comme il se doit, en plein visage, au-dessus du nez ; la seconde un peu au-dessus du crâne, en retrait, légèrement penchée vers la terre. Je l’ai découverte depuis peu, dans le miroir : tout à coup ces yeux supplémentaires étaient là, qui me regardaient fixement. N’avais-je pas conscience, auparavant, de leur existence, ne pouvais-je pas encore les discerner, ou n’avaient-ils simplement pas encore poussé ? Dans ce dernier cas, je les aurais sûrement aperçus au cours de leur croissance, encore à l’état d’ébauche, à peine différenciés ; or je les ai trouvés déjà parfaitement formés. Dois-je croire alors qu’ils sont apparus tout à coup, passé peut-être un certain seuil de maturité ? Quand je regarde, désormais, c’est de mes quatre yeux. Mais personne ne voit jamais ma paire supplémentaire : on ne voit semble-t-il que mon visage et les deux yeux verts et doux qui s’y trouvent, sous les cils trop longs. Ou si on la voit, on n’en montre aucune gêne, ce que je pourrais difficilement admettre — moi qu’elle gêne tant, cette étrangeté soudaine de ma vision.
Là où auparavant j’étais tout yeux comme tout ouïe, voici que désormais mon regard est dédoublé. Pendant la conversation je peux certes en profiter pour scruter à loisir, avec mes yeux du dessus, tout ce que la décence m’interdirait d’observer avec tant d’attention. Mais, par respect, par pudeur, j’évite de m’attarder sur l’intimité d’autrui comme de fouiller dans ses recoins à son insu comme un voleur ; c’est donc sur moi que se pose le plus souvent ce regard singulier. Car je peux aussi me voir : le haut du crâne, le dos tout entier, l’arrière des jambes jusqu’aux talons si je les baisse, et le visage en plongée si je me penche un peu en avant. J’observe mes poses, mes traits, mes expressions, mes rictus, je me découvre et me juge — coupable, et me condamne. Mon interlocuteur me croit tout à sa parole, happé, conquis… Mais la plupart du temps, tandis que mon regard facial est rempli d’ostensible attention, d’approbation, ou d’une franche réserve, mes yeux supérieurs se chargent de la colère, du mépris, de l’ironie, de la pitié, des larmes qui s’affichaient autrefois dans mes yeux faciaux.
Entre ces deux paires d’yeux, je vais et je viens, sans repos. Rares sont les moments où les yeux du dessus se ferment et me laissent ignoré de moi-même, voué à autrui sans réserve ; encore plus rares les instants sublimes, avidement espérés, où mes deux regards se fondent et n’en sont plus qu’un, unanime : je me vois, je nous vois, mon interlocuteur et moi, presque comme une seule personne, à qui je peux sourire avec bonheur, de tous mes yeux, de tout mon être.