Journal du conteur

Au cours de mes pérégrinations…

Au cours de mes pérégrinations, j’ai rencontré beaucoup de marcheurs sobres dans leur équipement, certains par pauvreté matérielle, la plupart par choix, mais aucun davantage que celui-ci que je suis de loin depuis quelques heures, espérant le rattraper, curieux de l’interroger. Comment fait-il pour aller pieds nus sur ce chemin caillouteux ? La plante de ses pieds est-elle donc couverte de corne comme celle de nos ancêtres préhistoriques ? Et la résistance au froid qui lui permet de se contenter de la sorte de toge que je vois baller autour de lui : est-elle héritée du même âge, de la même manière et pour la même raison ? Et cache-t-il dans les plis de sa robe une outre de peau, ou peut-il vraiment se passer d’une gourde et d’eau en chemin ? Et dispose-t-il de grandes poches pour suppléer l’absence de sac que je lui constate, ou peut-il vraiment se contenter de ses seuls dix doigts comme outils et ustensiles ? N’a-t-il pas un biface, un poinçon d’os, une lame de jaspe à user ? Est-il alors un lointain disciple de Diogène le cynique ? Dois-je me méfier de lui — de son impudeur à tout le moins, de son ironie cruelle sinon de son agressivité désarmée ?

Tandis que je m’interroge, je m’aperçois que la nuit tombe ; que, malgré mes semelles épaisses, je n’ai pas gagné sur lui, ou à peine ; qu’il ne s’est pas retourné une seule fois, quoique le bruit des pierres que j’envoie parfois rouler en contrebas par hasard ne puisse pas ne pas lui être parvenu — il n’est pas sourd car je l’ai vu lever la tête vers des oiseaux criards — ; que je ne le rattraperai pas ce soir ; qu’il ne semble pas près de s’arrêter ; qu’il ne donne pas l’impression de chercher un abri, contrairement à moi. Bientôt, debout contre ma tente à peine montée, je l’observe s’évanouir lentement dans les dernières lueurs du couchant, puis disparaître avec ses réponses.

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