Journal du conteur

Au milieu des géants

J’étais au milieu des géants. Immenses, ils ne pouvaient sûrement pas me voir ; quant à moi, levant les yeux je ne distinguais pas leurs visages, perdus dans les nuages ; je ne voyais que leurs pieds gigantesques, au bout de jambes plus larges que le plus gros des arbres. Infime, je courais de grands risques à circuler ainsi entre leurs pieds. Je n’avais pas peur qu’ils me veuillent du mal, mais je craignais qu’ils m’écrasent sans même y prendre garde. Ils n’y auraient d’ailleurs été pour rien : c’était à moi de faire attention à eux. Durant mes heures de veille, ce n’était pas difficile, car ils se meuvent lentement, mais j’étais terrifié, toujours sur le qui-vive, toujours luttant — toujours échouant — contre le sommeil, toujours horrifié à l’instant du réveil de découvrir que je m’étais moi-même livré, sans défense, à l’écrasement. Mais à force de survie miraculeuse j’appris finalement que les géants, sans jamais faire expressément un pas de côté, sans m’enjamber ostensiblement, n’étaient jamais sur le point de m’écraser. Je pus dormir au milieu de leurs allées et venues sans même être réveillé par le fracas de leurs pas. J’ai abandonné toute précaution, j’ai cessé de redouter qu’ils m’écrasent. Je vis encore, et je vivrai sans doute toujours au milieu des géants, au milieu des pieds des géants — mais comme s’ils n’existaient pas.

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