Journal du conteur

Les géants

Une fois morts, les géants sont statufiés. Immobiles et silencieux, ils nous effrayent pourtant encore, peut-être même plus qu’avant : leurs sourcils froncés, leurs yeux grand ouverts et fixement dirigés vers le sol, le silence de leurs lèvres serrées, leur concentration, leur attente supposée, leur immobilité même recèlent tant de force, un tel déchaînement de violence potentiels… C’est pour qu’ils continuent de se tenir tranquilles que nous continuons d’apporter régulièrement à leurs pieds les offrandes rituelles. Mais cela fait si longtemps maintenant : les offrandes s’accumulent et pourrissent. Les géants vivent les pieds dans un dépotoir qui grossit. S’ils n’ont pas encore fui — et peut-être notre but inavoué, inconscient, est-il justement de les faire s’arracher à la roche et fuir —, ce n’est sans doute que parce que, tout là-haut, où sont leurs nez, la puanteur ne parvient pas. En attendant, servilement aplatis nous rampons dans les ordures à leurs pieds, pour leur complaire, du moins espère-t-on le leur faire croire, mais en fait pour se faire les plus insignifiants possible, et donc les moins dignes d’attention. C’est ainsi que nous justifions notre lâcheté vis-à-vis des étrangers, de nos enfants. Mais au fond nous ne savons pas nous-mêmes si ce dont nous nous cachons ainsi dans les ordures, si ce que nous redoutons et adorons en même temps, ce que nous cherchons à apaiser, à exorciser, à nous concilier par nos offrandes et nos hommages, ce sont les géants, ou si c’est la honte de n’en être pas nous-mêmes devenus.

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