Je vis sur mon géant…
Je vis sur mon géant, depuis aussi longtemps que je me souvienne. Comme un parasite, mais consenti, car non seulement le géant connaît ma présence et me porte, mais encore il me prend souvent pour, au bout de son bras, m’élever très haut au-dessus de sa tête et me faire voir de là le monde, avant de me reposer dans le cocon de ses cheveux où je passe la plupart de mon temps. Cette haute position ne me permet pourtant pas de le diriger : il va où il veut, sans me demander mon avis — peut-être sait-il que je n’en ai pas, que je me laisse guider tantôt avec ravissement, tantôt avec indifférence. Lové dans les plis graisseux de son formidable corps quand il fait froid, nourri par les miettes de pain accrochées à son manteau, lavé par les gouttes d’eau qui s’échappent de ses lèvres quand il boit — comme tous les géants, il mange et boit très salement —, protégé de tout et voyageant sans fatigue, passant la plupart de mon temps à me reposer : j’ai tout pour être heureux. Je l’ai peut-être été, mais, malgré la reconnaissance que j’ai pour mon géant, je ne le suis pas ou plus, et même de moins en moins : la curiosité m’a saisi de voir le visage de mon doux maître. Elle a crû jusqu’à devenir obsessionnelle. Elle me gâche le bonheur, le confort de cette vie protégée, m’empêche d’en jouir, de dormir, me ronge, me rend fou dans mon repos. Je n’ai plus le choix : je dois savoir qui il est. Je monte une dernière fois sur son crâne, et de là je m’élance devant lui. Dans ma chute, je me retourne. Et je découvre, avec stupéfaction, que ce visage énorme, tourné vers moi sans me voir, n’est autre que le mien, démesurément agrandi.
J’atterris indemne à ses pieds gigantesques, et c’est alors que, par un soudain acquit de conscience, tâtonnant je me rends compte que moi aussi, jusqu’alors sans le savoir, je porte un petit être sur ma tête ; et que cet être, n’est encore que moi-même.