Journal du conteur

Le grimpeur

Tous les matins, il entame l’ascension de sa montagne. Suivant son chemin solitaire vers le sommet, il grimpe toute la journée sans s’arrêter, sans se retourner, aussi vite qu’il le peut : il se presse car il sait que le soir, comme tous les soirs, il lui faudra redescendre, jusque chez lui en bas dans la plaine, avant de recommencer le lendemain. Condamné à reprendre à zéro tous les matins sa vie, sa quête, il est très loin d’avoir jamais atteint le sommet de sa montagne ; il continue néanmoins de tendre tous les jours vers son sommet. Entre montée et redescente, au bout de son effort quotidien, il se repose un moment, durant lequel il contemple et savoure le paysage, les étapes naturelles, les vallées, les prairies que dans sa concentration de l’aller il a dépassées sans un regard. Il n’a pas le temps de s’attarder car il lui faut s’assurer une complète nuit de repos pour pouvoir monter le lendemain, dès le matin et jusqu’au soir, plus haut si possible avant de redescendre encore : il consacre donc la plus grande part de cette pause à mesurer son acquis, le chemin parcouru ce jour-là, à repérer les signes qui lui permettront de retrouver cet endroit pour le dépasser. Durant les derniers instants qu’il s’accorde, il s’absorbe dans les lignes ondulées du paysage, il se libère de la contemplation comme de la concentration, se laisse aller et se répand, rivière en crue effaçant les reliefs. Il redescend finalement, glissant le long de la corde qu’il a enfichée dans la roche pour assurer sa montée, dans la pénombre et le froid croissants.

Tous les matins il se dit : « Ce soir, je ne redescends pas, je campe sur place, je continue à monter, toute la nuit — toute la vie ! » Mais tous les soirs la fatigue, le froid, la peur, la solitude finissent par submerger sa bonne volonté, et il s’empresse de fuir son ascension, l’œuvre de sa vie, et file retrouver détente, chaleur, confort parmi les membres de sa famille qui comme lui rentrent chacun de leur propre ascension comme n’importe quels travailleurs. S’il pouvait ne pas grimper seul, peut-être pourrait-il ne pas redescendre, mais c’est impossible : chacun sa montagne.

Avec le temps, il s’est développé, et chaque jour, s’il est en forme, il grimpe un peu plus haut que la veille avant de devoir entamer la redescente. Il sait pourtant que viendra le moment de la vie où ses forces déclineront irrémédiablement et où de jour en jour il pourra monter de moins en moins haut, jusqu’au jour où il sera condamné par la vieillesse et le défaut des forces à rester chez lui dans la plaine, seul ou parmi sa famille raréfiée, contemplant par la fenêtre le sommet de sa montagne et l’ascension qui n’aura pas été menée jusqu’à son terme.

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